Comment éviter que des enfants nés handicapés soient stigmatisés comme « préjudice » de leur propre famille ?

Publié le 12 Mai, 2017

Alors que le tribunal de Limoges vient de reconnaitre la culpabilité du CHU de Limoges pour erreur de diagnostic de trisomie 21, Danielle Moyse, philosophe et expert Gènéthique s’interroge sur les motifs légitimes d’indemniser des familles qui n’ont pu recourir à l’IMG en cas d’erreur de diagnostic prénatal.

 

La loi autorise l’interruption d’une grossesse jusqu’à la naissance, si l’on suspecte fortement chez l’enfant à naître « une anomalie d’une particulière gravité incurable au moment du diagnostic ».

 

C’est en référence à cette loi que le CHU de Limoges a été condamné le 19 avril 2017. En effet, le médecin en charge du suivi d’une grossesse, à propos de laquelle un ensemble d’examens anténataux laissait supposer qu’elle pourrait aboutir à la naissance d’une petite fille trisomique, n’avait pourtant pas jugé nécessaire le recours à une amniocentèse, suite à une erreur de calcul et d’interprétation. La trisomie de l’enfant à naître n’a donc pas été détectée, et la famille a engagé une procédure pour obtenir réparation du préjudice engendré par ce diagnostic erroné.

 

La loi qui autorise l’IMG justifie la sanction

 

La mère de la petite fille, qui a aujourd’hui 7 ans, a reçu 50 000 euros, le père 30 000 euros, et la demande d’indemnisation des frères et sœurs a été rejetée.

 

Si l’erreur de diagnostic, voire la faute médicale sont avérés, une telle affaire est la conséquence même de la loi qui autorise l’interruption médicale de grossesse (IMG) : nulle loi, nuls droits ne sont énoncés qui ne comprennent la perspective d’une sanction au cas où la possibilité à laquelle ils ouvrent est entravée. Ici, étant donné que la loi donne l’autorisation de recourir à une IMG qui repose toujours sur un diagnostic médical, elle ouvre en même temps à l’éventualité d’un recours judiciaire si ce diagnostic est erroné. En l’occurrence, au regard des millions d’euros engendrés par la mise en œuvre de tous les dépistages anténataux, les quelque 80 000 euros accordés à la famille de la petite Maylis ne sont pas démesurément élevés.

 

Question d’éthique et de légitimité

 

Reste que les motifs invoqués pour engager la procédure soulèvent, comme toujours dans ce genre de procès, plusieurs questions éthiques. Il est en l’occurrence question « de préjudice moral tiré de l’impréparation à la naissance d’un enfant handicapé », lequel semble entrer en concurrence avec l’évocation d’« une perte de chance », pour la mère de l’enfant, « de pouvoir recourir à une interruption médicale de grossesse ». Sont également soulignés « les troubles dans les conditions d’existence » occasionnés par cette naissance « sur la vie familiale et sociale ». Les parents demandaient donc réparation non seulement pour eux-mêmes, mais pour la fratrie de la petite fille handicapée.

 

Si le diagnostic avait été correctement posé, aurait-il donc permis à cette famille de se préparer à la naissance d’une enfant porteuse de trisomie, ou d’éviter qu’elle ait lieu ? Les statistiques révélant plus de 95 % d’interruptions de grossesse en cas de détection de l’anomalie chromosomique peuvent laisser présager que  les parents de Maylis auraient probablement opté pour l’IMG. Le motif d’ « impréparation à la naissance d’un enfant handicapé » n’est-il donc qu’un alibi, ou jette-t-il le doute sur les motivations véritables de la famille requérante ? Ne met-il pas en même temps en lumière les doutes de la société sur la légitimité de ce genre de pratique ?

 

Le motif d’ « impréparation » à la naissance d’un enfant handicapé

 

Quoi qu’il en soit, il ouvre à l’enfant une petite chance rétrospective d’être née, même si le diagnostic avait eu lieu ! Les parents sont en effet à la fois indemnisés parce que sa naissance est un préjudice qui n’aurait pas dû avoir lieu si les médecins ne s’étaient pas trompés et parce que, s’ils avaient eu connaissance – durant la période prénatale – des particularités de cette naissance, ils auraient pu mieux s’y préparer !

 

Je veux voir, dans ce deuxième motif, une brèche, aussi étroite soit-elle, dans le mouvement qui conduit aujourd’hui des familles à porter plainte pour le préjudice d’avoir un enfant handicapé, suite à une erreur de diagnostic prénatal. Il y a dans ce motif l’expression timide de la conscience de la violence que peut représenter pour quelqu’un le fait d’être déclaré un « préjudice » pour ses propres parents, voire pour sa fratrie.  

 

On sent bien d’ailleurs, que si cette dernière « réparation » était accordée, on entrerait, par glissements successifs, dans une spirale inquiétante : on pourrait indemniser des frères et sœurs, des grands parents, des tantes et des oncles, etc… Et de là, on pourrait en venir, puisqu’une famille est un élément réduit de la société tout entière, à l’idée que la naissance d’un enfant handicapé est un préjudice pour la société !

 

Pour contrer l’advenue d’une perspective aussi détestable, et si ouvertement liée à des présupposés eugénistes, les juges ont ici refusé l’indemnisation de la fratrie, et les avocats plaident certes pour « perte de chance de recourir à l’IMG » en cas de diagnostic anténatal erroné, mais en même temps pour « impréparation à la naissance d’un enfant handicapé ».

 

Protéger l’enfant handicapé de la violence symbolique des ces procès 

 

Pourquoi d’ailleurs ce deuxième motif ne pourrait-il pas être le seul invoqué ? Souvent en effet, les familles qui se lancent dans ce genre de procédure le font en affirmant que leur démarche est liée à la volonté de compenser la faiblesse des moyens alloués par la société à l’éducation d’un enfant handicapé. Pourquoi « le préjudice moral » de l’impréparation à la naissance d’un enfant trisomique ne serait-il pas à même de rapporter à ces familles des sommes au moins comparables à celles qui ont été ici accordées ? Qui a dit que le montant d’un « préjudice moral » devrait être plus faible que celui d’un autre dommage ?

 

Ne serait-ce pas le seul motif qui épargnerait à l’enfant l’affirmation qu’il est pour sa famille proche, voire davantage, un préjudice ? Ne serait-ce pas le seul motif qui protégerait l’enfant du préjudice considérable (pour lequel nul ne songe à l’indemniser) de se sentir un préjudice familial ?

Ne faut-il pas plaider pour que soit minimisée la violence symbolique infligée par ces procès aux personnes handicapées en augmentant les aides qui leur sont allouées, de telle manière que des parents n’aient plus le désir et le besoin d’engager de telles actions en justice, sinon dans le but de porter plainte pour le seul motif « d’impréparation à une naissance particulière » ?!  

 

Contre la stigmatisation de l’enfant handicapé

 

Bien sûr, nul ne serait dupe, et chacun sait très bien que la naissance d’un enfant handicapé donne lieu à des sentiments ambivalents. Mais cela peut également être le cas, pour n’importe quelle naissance. Or, nul enfant ne se voit stigmatisé comme « enfant-préjudice » par voie judiciaire, à moins qu’il ne soit handicapé ! Pour mettre un terme à cette discrimination, le seul moyen serait de ne retenir comme motif d’indemnisation des parents d’enfants handicapés qui n’ont pas été identifiés comme tels avant la naissance, que celui d’ « impréparation » à cette naissance. D’ailleurs,  il est vrai que, dans ces cas, les enfants ne peuvent pas bénéficier aussitôt de tous les traitements médicaux et sociaux auxquels ils pourraient avoir droit.

 

Mais, dans la grande majorité des cas, m’objectera-t-on, la détection de la trisomie 21 provoque des demandes d’interruption de grossesse ! C’est vrai, mais pas dans tous les cas. Et de nombreux parents qui n’ont pas su avant la naissance les caractéristiques de leur futur enfant s’aperçoivent qu’ils sont finalement heureux d’avoir l’enfant qu’ils ont, tel qu’il est, avec ses capacités et ses limites, et quelles que soient les souffrances qu’ils ont pu traverser avec lui. Pourquoi ne pas s’engouffrer dans la brèche que constituent ces situations pour ne pas assener aux enfants handicapés qu’ils constituent un « préjudice », lorsque la médecine a échoué à « prévenir » leur naissance ?

 

Danielle Moyse

Danielle Moyse

Expert

Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Chercheuse associée à l’IRIS, ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction des critères de santé. Elle est chroniqueuse dans le supplément « Sciences et éthique » du journal La Croix et réalise des chroniques audiovisuelles sur le site www. Philosophies.tv.

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