Anne-Marie Trébulle : « Apprenons à soulager la souffrance, les souffrances, avant de mettre en place des solutions extrêmes »

Publié le 14 Juin, 2015

A quelques jours de l’examen de la proposition de loi accordant de « nouveaux droits en fin de vie »[1] au Sénat, Gènéthique a interrogé Anne-Marie Trébulle, directrice de soin à la Maison Jeanne Garnier (Paris). Si la proposition de loi ne porte pas sur les soins palliatifs, ils sont cependant au cœur du débat.

 

La Maison Médicale Jeanne Garnier est un établissement de soins palliatifs privé à but non lucratif. Il participe au service public hospitalier. Disposant de 81 lits répartis en 6 unités de soins, il accueille 1200 patients par an, des patients en phase avancée ou terminale de leur maladie. Actuellement en France cinq établissements indépendants font partie de la même fédération et se revendiquent du même esprit : le malade au cœur des soins.

 

Gènéthique : Quel accompagnement proposez-vous aux personnes en fin de vie et à leur famille ?

Anne-Marie Trébulle : Les malades que nous accueillons sont envoyés par des médecins lorsque les traitements curatifs ne sont plus efficaces. Il faut alors continuer les soins, mais selon une approche différente qui les prend en compte dans leur globalité et non pas seulement du point de vue de leur pathologie.

L’accompagnement ne se limite pas à un accompagnement physique. Nous commençons par prendre en charge la douleur physique car il est insupportable d’avoir mal, mais si les antalgiques et la prise en charge du corps ne soulagent pas le malade, il faut chercher une autre cause.

Cicely Saunders, a conceptualisé les soins palliatifs. Selon elle, et de façon très schématique, la « souffrance totale » se divise en 4 composantes :

  • La douleur physique : tout ce qui « fait mal », et qui peut être pris en charge par les antalgiques, les traitements des symptômes physiques et les soins du corps.
  • La douleur psychologique : l’angoisse de la mort, la peur de l’inconnu, l’altération de son image corporelle, la peur d’être abandonné par les siens… Cette souffrance sera peut être prise en charge par les anxiolytiques, mais surtout par l’écoute de chacun des membres de l’équipe.
  • La douleur sociale : la peur d’abandonner les siens, qui peut créer du stress. Car accompagner la personne en soins palliatifs dans tout ce qu’elle est, dans sa globalité, c’est aussi prendre en charge les proches du malade, qui souvent, sont eux aussi en souffrance.
  • La dernière composante, qui n’est pas la moindre est la douleur spirituelle ou existentielle, qui dépasse le « religieux ». Inconnu, solitude, finitude de la vie terrestre et sens de la vie sont des questions que l’on se pose beaucoup au dernier moment. Là encore, les antalgiques ne seront pas efficaces, mais l’écoute est fondamentale.

Dans les services de soins palliatifs, les professionnels retrouvent le sens de leur engagement : la personne est considérée dans son entier. En entrant dans une école d’infirmière ou d’aide soignante, on ne vient pas pour prendre en charge un organe, mais pour s’occuper d’un être humain : si je ne regarde que le corps, je passe à côté de beaucoup de choses.

 

G : Y a-t-il des situations où vous ne pouvez « rien faire » ?

AMT : On ne peut pas soulager les souffrances physiques à 100%, mais on peut les stabiliser à un niveau supportable. La douleur étant pour une part subjective à cause de l’imbrication de ses quatre dimensions, il est parfois difficile de la soulager.

Mais surtout, il faut bien comprendre que si vous n’arrivez pas à exprimer votre mal être, et si votre souffrance est plutôt psychologique, sociale ou spirituelle, c’est votre corps qui va s’exprimer. Et là, il faut prendre le temps d’écouter le malade pour bien comprendre ce qui est souffrance.

 

G : Depuis 2005 (loi Leonetti), vous accompagnez des patients qui ont demandé une limitation ou un arrêt des traitements. Concrètement comment se fait cet accompagnement ?

Ce sont des cas plus délicats car il est moralement difficile pour le soignant d’accepter d’arrêter un traitement. Et tout dépend du type de traitement : certains ne nous paraissent pas violents et on se demande pourquoi le malade les refuse. Une injection d’insuline, ça ne parait pas compliqué mais en tant que soignant je suis du bon côté de la seringue : ce n’est pas moi qui subit l’injection tous les jours. Si le traitement devient insupportable, il faut accepter le point de vue du patient.

La loi Leonetti a mis en place des procédures avant d’engager l’arrêt de ces traitements : prendre un délai de réflexion, vérifier que le malade n’est pas sous influence, en situation de dépression ; avoir plusieurs avis médicaux. Nous appliquons toutes ces conditions.

 

G : Selon vous, la nouvelle proposition de loi Claeys Leonetti était-elle nécessaire, quand de nombreux acteurs de santé s’accordent à dire que la loi Leonetti répondait à la majorité des situations de fin de vie ?

AMT : La loi de 2005 est complètement méconnue. J’en reviens à ces fameuses composantes de la douleur qui, pour moi, sont fondamentales : Un malade qui « hurle d’angoisse » parce qu’il a peur de mourir sera-t-il soulagé par la sédation ou simplement réduit au silence ? Que cherche-t-on ? Le calme ou l’écoute du malade ? La loi de 2005 présentait une véritable avancée mais  elle n’est pas appliquée.

Certains médecins devant un patient très âgé, angoissé, qui a peur de mourir, refusent d’administrer des anxiolytiques par crainte de tuer, par méconnaissance des traitements. Il faudrait former les médecins et mieux connaitre la loi. Pour moi elle était suffisante.

En soins palliatifs, on a l’habitude des sédations pour des épisodes aigus. Un malade qui fait un épisode de détresse respiratoire importante, sera sédaté le temps de l’épisode. De même pour un malade avec un risque hémorragique important. Il y a déjà des protocoles pour ça. C’était parfait, pourquoi aller chercher quelque chose de plus ?

 

G : La loi Claeys-Leonetti autorise une « sédation profonde et continue (…) jusqu’au décès», « à la demande du patient de ne pas prolonger ‘inutilement’ sa vie » (article3), quel impact cette mesure va-t-elle avoir dans un service comme le vôtre ?

AMT: Chez nous cela n’aura a priori  pas d’impact pour le patient. Par contre, en tant qu’infirmière, il  difficile de voir un malade souffrir et de ne pas y trouver de sens. C’est le cas de nombreux soignants. Monsieur Leonetti dit que ce n’est pas la peine d’avoir une clause de conscience parce que le soulagement de la souffrance est inhérent à notre profession. Ça fait bientôt 30 ans que je travaille dans les hôpitaux et je peux vous dire que ce n’est pas partagé par tout le monde et que la souffrance étant subjective elle n’est pas ressentie par tous de la même façon. La souffrance de l’autre est vécue différemment selon l’état d’esprit de chacun, selon ce que le malade renvoie au soignant. Elle peut, parfois, être vécue par celui qui la voit comme dérangeante ou insupportable en ce qu’il se projette à la place du malade. Mais nous ne sommes pas les malades que nous soignons.

Ce qui me fait très peur, c’est la fragilisation des personnes déjà vulnérables et le risque de dérives, j’en suis persuadée. Je suis inquiète pour les personnes vulnérables.

Par ailleurs, je suis en plus inquiète des questions économiques : si j’ai quelqu’un qui est là depuis trop longtemps, une personne âgée…. à 98 ans, peut-on mettre encore 2 ans à mourir ou est-ce qu’il faut mourir tout de suite ?

Je pense que si vous me mettez dans un service de personnes âgées dépendantes, je peux, par mon simple comportement leur faire comprendre qu’elles sont trop pesantes : pousser des soupirs à fendre l’âme quand on s’occupe d’eux, faire la grimace en laissant entendre qu’elles sentent mauvais, faire comprendre qu’on a autre chose a faire que de s’occuper d’eux…. Assez rapidement, sans avoir rien fait de condamnable, je vais réussir à leur faire comprendre que leur vie est un poids et qu’il serait mieux qu’elles meurent.

J’ai peur que ces personnes soient progressivement « aidées ».  Je crains que d’ici quelques années en France, les uns, riches, financièrement ou affectivement, aient le droit de vivre et pas les autres.

Enfin, ce qui me gêne, c’est le terme de : «sédation profonde et continue jusqu’au décès». Je pense que c’est une façon déguisée de parler d’euthanasie. On n’a pas le courage de dire qu’on légalise l’euthanasie mais le résultat final est le même. Puisqu’on force quelqu’un d’autre à vous mettre une sédation profonde et continue jusqu’à la mort.

 

G : La loi Claeys Leonetti rend contraignantes les « directives anticipées », quelles conséquences cela va-t-il avoir ?

AMT: Je ne comprends comment on peut contraindre… Les malades sont ambivalents. Je vous donne un exemple réel : des malades disent dans la même demie journée, la même heure, parfois même la même demie heure aux bénévoles : « Je n’en peux plus je suis fatiguée », et au médecin qui va venir plus tard : « Docteur, j’ai rendez vous avec mon cancérologue dans trois mois ».

C’est le même malade et c’est la même réalité. Il faut décrypter, le malade veut l’apaisement de ses souffrances mais il a  aussi envie de vivre. «J’en ai assez, je suis fatigué, il faut que ça s’arrête », est un appel à soulager ses souffrances, tandis que le rendez-vous médical traduit une envie de vivre.

Je crains que cette loi interdise l’expression de cette ambivalence : dans un service ou je suis en confiance, je pourrai dire que j’en ai assez. Dans un autre où je ne suis pas confiance, je n’oserai plus le dire par peur que quelqu’un passe à l’acte.

Monsieur Leonetti lui-même explique dans ses conférences qu’il a rencontré des malades qui avaient très peur qu’on regarde leur directives anticipées parce que la situation est différente de celle qu’ils avaient imaginés : si je suis renversé par une voiture ce n’est pas pareil que si j’ai une tumeur au cerveau… Mes directives ne pourront pas être les mêmes. C’est très compliqué d’anticiper quand on n’est pas dans la situation. On peut anticiper mais contraindre le médecin m’effraie.

Apprenons à soulager la souffrance, les souffrances, avant de mettre en place des solutions extrêmes.

J’ai entendu Fabrice Hadjadj citer Dyonisos qui, malade, dit à son disciple : « Arrête, il faut que ça s’arrête ». Son disciple rapporte un couteau (à l’époque on se suicidait facilement), la réponse de Dionysos a été: « Je t’ai demandé d’arrêter ma souffrance pas ma vie ». Je trouve que c’est très beau, que c’est exactement ça !  J’aimerais que ce soit proclamé partout ! Les malades qui demandent l’euthanasie ce sont des malades qui veulent que leurs souffrances s’arrêtent ou qui ne trouvent plus de sens à leur vie.

 

 

[1] La proposition de loi adoptée en première lecture à l’Assemblée le 17 mars, puis par la Commission des affaires sociales du Sénat le 27 mai, sera examinée au Sénat les 16 et 17 juin prochain.

 

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