La France doit-elle renoncer à la règle suivant laquelle “ la mère est la femme qui accouche ” ? C’est en substance la question que pose la Cour de cassation à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans une affaire de gestation par autrui (GPA) (cf. GPA et « parents d’intention » : la Cour de Cassation sollicite la CEDH). Cette affaire soulève plusieurs questions éthiques et institutionnelles. Grégor Puppinck est docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice. Il a publié notamment “Les droits de l’homme dénaturé” (Le Cerf, Novembre 2018).
La gestation par autrui (GPA) est encore à l’ordre du jour de la CEDH, qui devrait prochainement répondre à une question posée par la Cour de cassation à ce sujet. De quoi s’agit-il ?
Les questions posées par la Cour de cassation à la CEDH peuvent être résumées en ces termes : la France doit-elle reconnaître la « mère d’intention » comme « mère légale » d’un enfant né par GPA à l’étranger ? Le cas échéant, est-il suffisant de pouvoir le faire par la voie de l’adoption, ou faut-il procéder directement par transcription de l’acte étranger ? A ce jour, en France, le respect du principe « Mater semper certa est », suivant lequel la mère est la femme qui accouche, fait obstacle à une telle transcription.
Jusqu’à récemment, la Cour de cassation ne permettait aucune transcription des actes de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger, même en cas de lien biologique avec un « parent d’intention ». La France a pour cette raison été condamnée par la CEDH. Les juges de Strasbourg ont en effet jugé en 2014 dans l’affaire Mennesson que l’impossibilité d’établir la filiation d’un enfant né par GPA viole la vie privée de l’enfant lorsque le « père d’intention » est aussi le « géniteur » de l’enfant. Mais la CEDH ne s’est pas explicitement prononcée s’agissant de la « mère d’intention » : c’est l’objet de cette question.
Quel pourrait-être l’avis de la CEDH ?
Il est largement admis que la jurisprudence de la CEDH n’impose pas l’établissement de la filiation de l’enfant à l’égard de la femme commanditaire en l’absence de lien biologique entre eux. J’imagine difficilement que la Cour puisse imposer l’établissement d’une telle « filiation » maternelle purement subjective. D’ailleurs, la CEDH a jugé légitime la volonté des autorités italiennes de ne reconnaître de lien de filiation qu’en cas de lien biologique ou d’adoption régulière (Paradiso et Campanelli). Plus encore, on ne voit pas comment elle pourrait condamner les États à transcrire une filiation mensongère. Une telle obligation irait à l’encontre du droit de l’enfant à connaître ses origines et les circonstances de sa naissance, droit reconnu par ailleurs par la Cour (Odièvre c. France, 2003). Cela nierait « l’importance de la filiation biologique en tant qu’élément de l’identité de chacun » qui la Cour a aussi reconnue, estimant qu’il est contraire « à l’intérêt d’un enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l’enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance ». Il est ainsi très peu probable que la Cour impose la reconnaissance d’une telle filiation mensongère. Cela irait contre les droits et intérêts des enfants.
Là où la question devient plus complexe, c’est lorsque l’enfant est conçu avec un ovule prélevé sur la femme commanditaire, puis implanté après fécondation dans l’utérus de la mère porteuse. Dans ce cas particulier de GPA, la maternité biologique de l’enfant est divisée entre la mère génétique et la mère porteuse. Aujourd’hui, la mère génétique ne peut être reconnue comme étant la mère légale de l’enfant, alors même qu’elle le voudrait, car elle n’a pas accouché de ce dernier. La CEDH est donc appelée à juger si les autorités françaises peuvent maintenir ce principe suivant lequel la mère est la femme qui accouche, ou s’il leur est fait désormais obligation de reconnaître comme mère celle qui fournit l’ovule. Dans une telle hypothèse, deux femmes pourraient alors prétendre au statut de mère biologique d’un même enfant ; c’est l’une des conséquences problématiques de la PMA avec don d’ovule. Tel est d’ailleurs l’objet d’une autre affaire récemment soumise à la CEDH par deux femmes homosexuelles allemandes demandant à être reconnues comme « mères » d’un enfant dont l’une a porté l’embryon conçu avec l’ovule de l’autre (R.F. contre Allemagne).
Si la CEDH devait juger que les donneuses d’ovules ont le droit d’être reconnues comme mère, elle causerait une contradiction dans le droit français. Ainsi, la filiation à l’égard du parent donneur de gamètes pourrait être établie en cas de GPA, alors qu’elle est interdite en cas de PMA hétérologue.
La règle « Mater semper certa est » peut aujourd’hui paraître arbitraire à certains, mais elle correspond à la « règle de la nature » dont la loi n’est que le reflet. Son abandon susciterait une quantité de contradictions, rendant l’établissement de la filiation maternelle encore plus arbitraire.
La CEDH pourrait se tirer d’affaire en jugeant que la faculté offerte à la mère génétique d’adopter l’enfant assure un équilibre satisfaisant avec le maintien de la référence à l’accouchement, et suffit au respect de leur vie privée et familiale. En effet, depuis un revirement de la Cour de cassation intervenu en 2017, l’épouse (ou « l’époux ») du père biologique de l’enfant né et conçu par GPA à l’étranger, dispose de la faculté d’adopter l’enfant, si les conditions légales sont réunies.
En outre, il est probable que la Cour fasse preuve de prudence sur un sujet aussi sensible, car elle n’ignore pas qu’elle s’exposerait à une très vive contestation émanant tant de la droite que de la gauche. En effet, condamner la France à inscrire la femme commanditaire comme mère de l’enfant réduirait à néant la faculté pour les Etats européens de s’opposer à la GPA. Or, l’opposition à la GPA est très forte, y compris parmi certains juges de la CEDH.
La CEDH a-t-elle le pouvoir d’imposer à la France l’abandon de la règle « mater semper certa est » ?
Par ce nouveau mécanisme d’avis consultatif, la CEDH est invitée – pour la première fois – à se prononcer avant même les hautes juridictions nationales. Bien que « consultatif », l’avis demandé à la Grande Chambre de la CEDH jouit d’une très forte autorité, et on peine à imaginer que la Cour de cassation française ne le suive pas alors même qu’elle l’a sollicité.
Cet avis fera aussi jurisprudence pour l’avenir et c’est à sa lumière que la CEDH se prononcera sur trois affaires qui lui ont été soumises l’an dernier par des couples français et qui réclament précisément que la mère « d’intention » soit reconnue comme mère « légale » (affaires Braun, Saenz et Maillard). Or, les arrêts qu’elle rendra dans ces affaires ne seront pas consultatifs, mais bien contraignants ; et leur autorité s’étend sur les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe.
Enfin, cet avis va être rendu en plein processus de révision des lois françaises de bioéthique. Le législateur ne pourra donc pas l’ignorer. C’est dire si cet avis est important.
En quoi la CEDH serait-elle plus compétente que le législateur et le juge national pour se prononcer sur cette question ?
C’est une bonne question. La CEDH a reçu mandat des Etats d’interpréter la Convention européenne des droits de l’homme et de veiller à son respect. Mais cette compétence institutionnelle ne résout pas la question de sa compétence morale : en quoi la CEDH serait-elle plus qualifiée et plus légitime que le juge ou le législateur national pour opérer un choix de société sur une question aussi sensible que la GPA ?
Cette question se pose d’ailleurs pour toute la bioéthique. En quoi les questions de bioéthique devraient-elles être tranchées par une instance judiciaire ? Plusieurs arguments s’y opposent, en particulier la différence entre l’éthique et la justice. L’une vise le bien commun, l’autre le juste dans un cas particulier. La démarche du juge est très différente de celle du législateur. Celui-ci est censé rechercher d’abord l’intérêt général et le bien commun, tandis que le juge des droits de l’homme ne connaît d’autres biens que les droits et les libertés individuels qu’il entend maximiser. Pour lui, le bien commun ou la morale sont d’abord analysés comme des obstacles aux désirs individuels dont le législateur doit se justifier.
Dans le système actuel, c’est le juge des droits de l’homme qui est supposé plus légitime que le législateur, et même que le peuple, pour décider des questions d’éthique biomédicale, puisque c’est à lui que revient le dernier mot. Il est placé au-dessus du législateur en vertu de la supériorité juridique du droit international sur le droit national, et de la supériorité morale des droits de l’homme sur les lois. C’est ainsi que la CEDH a condamné des lois qui avaient pourtant été soumises à référendum national, en matière d’avortement et de PMA. Nous sommes bien loin des principes de séparation des pouvoirs et de souveraineté populaire.
Cela tient au fait que la CEDH n’est pas une juridiction comme on les conçoit ordinairement. Elle assure plutôt une fonction d’instance morale suprême au plan européen, à la manière de la papauté au Moyen âge, mais selon une morale libérale et individualiste. Elle se désigne d’ailleurs comme « La Conscience de l’Europe ». C’est à elle qu’il incombe à présent d’arbitrer les questions les plus délicates. Ce faisant, elle unifie non seulement le droit, mais aussi la morale en Europe et constitue progressivement un magistère. La CEDH incarne l’idéal de dépolitisation de la morale, en confiant sa définition à une élite supranationale, et donc supposément préservée des influences politiques nationales, mais non des influences idéologiques.
Article publié initialement dans le magazine Valeurs actuelles sous le titre : CEDH : deux mères pour un enfant ?