A l’annonce de la Convention citoyenne sur la fin de vie par Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle 2022, l’avocat Erwan Le Morhedec, auteur de l’essai Fin de vie en République, a accepté de répondre aux questions de Gènéthique.
Gènéthique : Vous signez un essai original qui passe la revendication de l’euthanasie au prisme des valeurs de notre République : liberté, égalité fraternité. Vous écrivez qu’il vous était « intimement impossible » de ne pas écrire ce livre. Quelles en sont les raisons ?
Erwan Le Morhedec : Il y a 25 ans que j’ai été sensibilisé à la réalité des soins palliatifs et, si je puis dire, à leur promesse, grâce à une amie infirmière en soins palliatifs avec laquelle j’avais beaucoup échangé. Cela fait plus de 15 ans que j’écris régulièrement sur ce sujet. Dernièrement, je me suis rendu dans plusieurs établissements de soins palliatifs afin d’y rencontrer soignants et patients. J’ai accompagné des associations de soins palliatifs. J’ai conscience de ce que notre pays sait offrir dès lors que l’on s’en donne les moyens. Et j’ai aussi la conviction que, si l’on peut évidemment concevoir que des personnes formulent très consciemment et volontairement une demande d’euthanasie et la maintiennent, non seulement ces demandes disparaissent presque toutes dès lors que les personnes sont convenablement prises en charge mais, à l’inverse, d’autres seront conduites à accepter l’euthanasie par résignation, par une forme de reddition peut-être aussi au discours ambiant sur la mort digne. Je ne comprends pas que l’on puisse assumer ce risque, ni que l’on se résolve à cet abandon de notre humanité, qui ne voit plus d’autre solution que dans l’administration de la mort. Je suis également très inquiet sur l’avenir des soins palliatifs, une fois l’euthanasie ou le suicide assistée légalisés.
Alors qu’une majorité parlementaire se dessine pour faire passer ce texte, je ne veux pas que cela arrive sans que j’aie moi-même tenté de dire ce que je crois juste.
G : Vous soulignez que les éléments de langage des promoteurs de l’euthanasie ont évolué, mettant en avant la « liberté » après avoir longtemps défendu la « dignité » en fin de vie. Pourquoi ce « changement de paradigme » ?
ELM : Je crois que la plupart a fini par comprendre que célébrer une « mort dans la dignité » ne peut que signifier en creux que ceux qui ne la choisissent se résignent à être indignes. Bien sûr, ils tentent d’expliquer que ne pas choisir l’euthanasie ne signifie pas être indigne, mais c’est un raisonnement totalement désincarné, qui vole loin au-dessus du lit des malades. Lorsque vous êtes fragilisé, malade, fatigué, âgé souvent, et fatalement peu à l’aise avec la situation de dépendance dans laquelle vous vous trouvez, chaque mot, chaque regard, chaque silence compte et vous ne pouvez qu’entendre ce que cette célébration d’une mort digne dit de vous et de votre fin de vie. Ne pas s’en rendre compte, c’est manquer de sensibilité, ou de proximité avec les personnes malades.
Au-delà de cela, cela répond aussi à une évolution profonde de notre société, de moins en moins collective, de plus en plus individualiste. Les devoirs ne sont plus seulement secondaires, ils sont occultés et ne prévaut plus que la liberté individuelle. Le consentement lui-même est perçu non pas comme une condition nécessaire, mais comme une condition suffisante : dès lors que les personnes sont consentantes, la société se voit exclue du débat éthique. Le maître-mot, aujourd’hui, est l’émancipation et les partisans de l’euthanasie sont convaincus de s’inscrire dans une longue histoire d’émancipation individuelle. Ils placent l’euthanasie à la suite de toutes les évolutions qui ont conduit à s’abstraire de toute norme sociale. Je crains que ce qu’ils ne voient pas, c’est que la ligne d’arrivée de cette course à l’émancipation, c’est l’isolement et la solitude. Les personnes sont renvoyées à leur autodétermination, à leur liberté : d’une certaine manière, elles sont abandonnées à leur sort, la société s’estimant déliée de sa responsabilité dès lors que les personnes concernées auront posé un choix dit libre.
G : Les promoteurs de lois visant à dépénaliser l’euthanasie assurent que la pratique sera très encadrée – et contrôlée, en s’appuyant sur les « exemples » de nos voisins européens ayant autorisé la pratique. Pourtant le contenu de la proposition de loi Falorni dont le 1er article a été voté le 8 avril dernier ne laisse-t-il pas présager le contraire ?
ELM : Un simple constat : il était prévu, dans les propositions de loi Touraine et Falorni, qu’une Commission de contrôle serait instaurée, à l’instar de la situation en Belgique. C’est déjà un progrès par rapport à la proposition de loi de l’ADMD [1] qui, pour le coup, ne prévoit aucune commission de contrôle. Mais il était prévu que, si cette Commission constatait qu’une euthanasie s’était déroulée en dehors des conditions légales, elle avait alors la faculté de transmettre le dossier au Procureur de la République. Certes, la Commission des affaires sociales a transformé cette faculté en obligation lors de l’examen de la proposition de loi Falorni, mais cela trahit l’intention des rédacteurs : des garde-fous sont prétendument posés mais dans le même temps il est prévu que leur franchissement n’emportera aucune conséquence. Autant dire dans ce cas que l’on ne pose aucun garde-fou.
Par ailleurs, les exemples étrangers et, singulièrement l’exemple belge sur lequel la proposition de loi est calquée, n’incitent pas à la confiance. Pour ne me baser que sur les déclarations du président de la Commission de contrôle belge et sur ses rapports eux-mêmes, non seulement ils ne contrôlent pas les « cas douteux puisqu’ils ne sont pas déclarés », mais ils ignorent totalement la proportion de cas d’euthanasie déclarés par rapport au nombre d’euthanasies réalisées en Belgique. Aucun contrôle aléatoire n’est réalisé et, pour couronner le tout, la Commission, qui n’est composée que de partisans voire militants de l’euthanasie, n’a eu de cesse que d’élargir la loi de son propre chef.
G : A l’occasion de l’affaire Alain Cocq, la notion d’« exception » d’euthanasie est revenue dans le débat public. Est-il possible d’envisager des « exceptions » d’euthanasie, pour des cas particuliers, sans mettre le doigt dans un engrenage inéluctable ?
ELM : Cela me paraît douteux. Il faut déjà avoir conscience que le terme d’« exception » est en lui-même problématique, entretenant une confusion entre une notion procédurale et la fréquence des cas eux-mêmes. Les euthanasies qui bénéficieraient d’une « exception d’euthanasie » ne seraient pas nécessairement « exceptionnelles ». Les législations belge et hollandaise se fondent elles-mêmes sur une forme d’exception.
Mais prenons un exemple. Il est un fait que les maladies telles que la maladie de Charcot ou la Chorée de Huntington sont des maladies terribles, qui vous laissent conscients de votre amenuisement jusqu’à la perte totale d’autonomie et de communication. J’ai demandé à des soignants s’il leur semblait concevable, d’un point de vue médical, que l’on crée une catégorie spécifique de maladies qui ouvriraient droit à une procédure d’euthanasie. Nous aurions ainsi pu imaginer viser précisément les maladies neurodégénératives. Mais ce qu’ils m’ont expliqué très clairement, c’est qu’en pratique, il leur serait impossible de soutenir à une personne tétraplégique à la suite d’un accident que sa situation et sa souffrance ne sont pas des conditions d’ouverture de l’euthanasie tandis que la situation très comparable du patient voisin, atteint de la maladie de Charcot, lui ouvrirait droit à l’euthanasie. Comment, me disaient-ils, pourrais-je dire à l’un que sa souffrance est moins grave, moins dure, que celle de l’autre ? Cela générerait des situations insupportables, intenables pour quiconque est sensible au sort des personnes malades, et conduirait nécessairement à un élargissement des cas d’euthanasie.
Or, encore une fois, et contrairement à ce que disent de façon un peu désespérante les partisans de l’euthanasie, même si cela n’enlèvera jamais la dimension dramatique de ces maladies neurodégénératives, les soins palliatifs peuvent beaucoup pour ces patients, et ils le font quotidiennement.
G : Les promoteurs de l’euthanasie dénoncent un supposé « acharnement palliatif » tout en estimant que l’euthanasie pourrait être proposée comme « ultime soin ». D’ailleurs ils introduisent parfois dans leurs propositions de loi un article visant à instaurer un « droit universel aux soins palliatifs ». Alors que le Royaume-Uni vient de le faire, qu’en est-il en France ? Euthanasie et soins palliatifs pourraient-ils coexister, cohabiter au sein de services ?
ELM : Ce vocable d’ « acharnement palliatif » m’est assez insupportable à entendre. L’utiliser est une façon de jeter le discrédit sur les soins palliatifs. C’est presqu’insultant. Ce terme d’ « acharnement » est tellement aux antipodes de l’attention, de la bienveillance, de la douceur que l’on peut connaître en soins palliatifs…
Quant au fait d’affirmer un « droit universel aux soins palliatifs » dans leurs propositions de loi, cela en dit assez long : un « droit aux soins palliatifs » est reconnu dans la loi depuis 1999. Ajouter le terme « universel » n’a d’autre portée que décorative. Ce n’est que de l’affichage politique pour laisser penser que leur préoccupation porterait concrètement sur les soins palliatifs, pour lesquels ils ne font rien, alors qu’elle n’est que de faire légaliser l’euthanasie.
Pourquoi ne demande-t-on pas aux soignants français ce qu’ils en pensent ? Pourquoi faut-il que des militants qui ne sont pas auprès des patients dictent leur vision dogmatique d’une compatibilité entre les soins palliatifs et l’euthanasie ? Ceux qui pratiquent les soins palliatifs vous disent l’inverse. Est-ce si difficile de le prendre en considération ? Mais c’est très symptomatique : on développe une vision techniciste de la médecine. Dans cette perspective, poser une perfusion d’hydratation, de doliprane ou de pentotal (produit utilisé dans les euthanasies), ce n’est jamais que poser une perfusion. Or les soignants de soins palliatifs s’impliquent totalement, personnellement, avec tout leur être. Claire Fourcade, médecin en soins palliatifs et actuelle présidente de la SFAP [2], a très bien expliqué dans un texte qui a acquis une petite notoriété, qu’en tant que médecin de soins palliatifs, elle fait avec le patient son dernier chemin, souvent dans la douleur et dans les larmes, mais que lorsque celui-ci est arrivé au bout de son chemin, elle, elle doit repartir avec un autre patient. Comment dit-elle pourra-t-elle prendre de nouveau le risque d’écouter vraiment ? Elle conclut ainsi : « J’accompagne des vivants qui n’ont que faire d’un médecin qui serait mort à l’intérieur » .
G : A l’aube des prochaines élections présidentielles, le vote d’une loi autorisant euthanasie et/ou suicide assisté vous semble-t-il inéluctable lors du prochain quinquennat ?
ELM : Il ne faut pas se leurrer : c’est le plus probable. Les forces en présence sont ce qu’elles sont et l’opinion publique préfère souvent clore une question angoissante par la perspective d’une solution simple à appliquer en temps voulu, un temps que l’on peut renvoyer loin de ses préoccupations quotidiennes. D’une certaine façon, approuver l‘euthanasie, c’est se donner l’illusion que la fin de vie est une affaire réglée. On peut passer à autre chose. Ceci étant dit, le fait que les pronostics soient défavorables n’a jamais été une raison pour ne pas dire ce que notre conscience nous dicte. C’est même précisément dans ces moments-là que l’on doit s’exprimer avec une conscience brûlante. Alors, même si cela devait être en vain, il faut dire ce que l’on croit juste. On ne sait jamais ce que l’on pourra sauver.
[1] Association pour de Droit de Mourir dans la Dignité
[2] Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs
Source : Gènéthique magazine (24/03/2022)