Emmanuel Hirsch : L’affaire Vincent Lambert, « un échouement éthique et politique dont nous devrions tirer quelques leçons »

Publié le 9 Oct, 2020

Vincent Lambert est mort le 11 juillet 2019, au terme d’un processus qui a permis « la mort intentionnelle d’une personne sur décision médicale pour cause de handicap neurologique à un stade évolué et irréversible ». Dans Vincent Lambert, une mort exemplaire ? publié aux éditions du Cerf, Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale de l’Université Paris-Saclay, rassemble cinq années de chroniques (2014-2019) qui retracent les étapes d’une procédure qui a pris le pas sur l’humain, sur la rencontre de l’autre tel qu’il est, dans ses limites et sa fragilité. Il répond aux questions de Gènéthique.

 

Gènéthique : Vincent Lambert est décédé le 11 juillet 2019. Pourquoi avoir décidé de rassembler ces chroniques un an après son décès ?

Emmanuel Hirsch : Je ne pouvais qu’être attentif à ces longues années d’errance médico-légales qui ont abouti à la décision de préférer la mort de M. Vincent Lambert à la poursuite de son existence dans un environnement adapté à son état de santé. Près d’un an après, l’hommage que je lui rends dans ce livre est celui d’une réflexion éthique engagée qui me permet de reprendre pour la discuter cette chronique d’une mort médicalement décidée.

En 1995 j’ai été à l’initiative de la création de l’Espace de réflexion éthique de l’AP-HP[1], un lieu de référence de la démocratie en santé dont le modèle a été repris au plan national. Était-il surprenant que là où nous évoquions les fragilités humaines et les devoirs du soin, nous considérions indispensable de consacrer une réflexion aux personnes en situation d’extrême handicap ? C’est ainsi que se sont nouées à travers les années des relations fortes avec les proches de personnes en état de handicap neurologique comme l’était M. Vincent Lambert, ainsi qu’avec les associations et le milieu professionnel.

J’assume mes responsabilités sur le terrain en fidélité aux principes qui inspirent mon cheminement. Je n’ai pas attendu d’être universitaire pour vivre l’éthique comme un combat, pour militer dans les années sida, soutenir le développement en France des soins palliatifs, être aux côtés des parents pour que s’ouvre la première structure éducative accueillant des personnes autistes ou avec les personnes malades atteints de SLA[2] et leurs proches afin de contribuer aux avancées qu’ils rendaient possibles.

G : Vous indiquez qu’à « à ce jour, 150 unités dédiées sont fonctionnelles et assurent une mission au service de personnes en situation de handicap neurologique sévère ». Pourquoi Vincent Lambert n’a-t-il pas bénéficié des structures d’accueil dédiées aux patients dans un état semblable au sien ? Comment expliquer qu’un protocole de fin de vie lui ait été appliqué ?

EH : Ce qui pour moi demeure une énigme, c’est l’obstination à lui avoir refusé la possibilité d’être accueilli dans l’une de ces unités dédiées à l’accompagnement des personnes en « état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel » comme le préconise un décret du 3 mai 2002. Il n’est pas anodin d’observer que deux mois après le vote de la loi du 4 mars 2020 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, un texte règlementaire était spécifiquement consacré à des personnes affectées d’un handicap neurologique consécutif notamment à un traumatisme crânien ou un AVC. Car ce handicap neurologique, aussi dramatiques en soient les conséquences, n’est pas assimilé à la fin de vie. Les personnes bénéficient habituellement d’un cadre attentif à leur bien-être, à la prévention des altérations induites par leur handicap. Certaines vivent à domicile car elles ne justifient pas le besoin de dispositifs médicaux. C’est en termes de projet de vie qu’elles sont reconnues avec des droits, et que tout est mis en œuvre pour préserver une existence relationnelle, aussi ténue soit-elle.

La vie de M. Vincent Lambert a été spoliée de ses droits de manière arbitraire dès lors qu’on en a discuté et contesté la valeur et le sens. Au point de préférer l’application de la sentence d’une mort légalisée et médicalisée, à la poursuite de son existence dans un environnement humain adapté. Je cite du reste dans mon livre l’expertise du 8 septembre 2018 qui détaille ces points et évoque l’accueil habituel réservé aux personnes en état d’éveil sans conscience dans ces structures qui mobilisent auprès d’elles et de leurs proches les compétences qui ont été refusées à Vincent Lambert.

D’autres que moi, je l’espère, mèneront une investigation journalistique pour explorer un jour ce labyrinthe médico-judiciaire que je me suis efforcé de décrypter dans le livre du point de vue de critères éthiques.

G : Dans votre ouvrage, vous affirmez que « des approfondissements d’ordre ontologique, anthropologique et éthique s’imposaient, autrement que pour la forme, afin d’éclairer et d’argumenter l’approche décisionnelle ». Qu’est-ce qui, selon vous, a empêché de tels approfondissements, cantonnant l’approche aux « joutes médico-légales » que vous dénoncez ?

EH : Lorsque j’ai milité pour le développement des soins palliatifs, ce qui m’importait c’est que chacun puisse être respecté dans la plénitude de son humanité, au cours de son existence et jusqu’à sa mort. Auprès des personnes en situation de vulnérabilité humaine et sociale, notre présence témoigne d’un attachement à ce qu’elles sont et dont parfois elles doutent, au point parfois de demander la mort lorsque notre bienveillance et nos solidarités leurs sont refusées.

Il ne m’appartient pas davantage qu’à un médecin de juger ce qu’est une vie digne ou non d’être vécue, ou de m’ériger en défenseur d’une liberté qui justifierait que par délégation on puisse s’estimer légitime à refuser que vive une personne. Ce qui m’interroge à propos de M. Vincent Lambert c’est cette obstination qui est devenue la vulgate des bien pensants sans le moindre doute que son droit était de « mourir dans la dignité » alors que notre devoir était plutôt de « respecter sa vie dans sa dignité ». Je ne suis pas un obstiné de la vie, mais soucieux de la valeur inconditionnelle qui doit être reconnue à toute existence.

M. Vincent Lambert est le symbole de la vulnérabilité éprouvée dans le handicap et la maladie, le symbole d’une médecine qui réanime et ne parvient pas toujours à assumer les conséquences de ses choix.

Il a été le prisonnier d’une controverse qui portait sur l’évolution de notre législation sur la fin de vie. Le 17 juillet 2012 le président François Hollande avait en effet lancé une concertation nationale dont l’objectif était d’évoluer vers une conception de l’assistance médicalisée en fin de vie assimilable à l’euthanasie. La décision d’arrêt de l’hydratation et de la nutrition de Vincent Lambert le 10 avril 2013, reposait sur une interprétation controversée de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie du 22 avril 2005 qui se trouvait de la sorte affaiblie. Les partisans d’une évolution législative s’en trouvaient renforcés. Si l’on ajoute que M. Vincent Lambert n’avait ni rédigé des directives anticipées ni désigné pour le représenter une personne de confiance, on comprend que les arguties judiciaires aient été amplifiées par les divergences d’opinions au sein d’une famille clivée entre droit à la mort et respect de la vie. M. Vincent Lambert est ainsi devenu un symbole idéologique et politique. Le cas juridique a pris le dessus sur les droits d’une personne en situation de handicap. Dans le livre j’égrène la multitude des argumentations, conclusions et décisions d’une rigueur formelle impressionnante.

G : Comment comprendre l’intervention de l’Etat lui-même dans ce qui aura été le dernier acte de la procédure judiciaire avant la mort de Vincent Lambert ?

EH : En démocratie, l’exemplarité devrait relever de principes qui situent les droits de la personne au niveau le plus élevé de nos exigences. Nous l’avons constaté en ces temps de pandémie, l’État a souhaité préserver la vie des plus vulnérables en imposant le confinement au prix de conséquences économiques dont on découvre l’ampleur. Le parcours chaotique de M. Vincent Lambert dans les dédales médico-juridiques est exemplaire d’une déroute éthique et politique qui interroge nos valeurs de sollicitude et de solidarité.

Pour résumer, je pense que la vie de Vincent Lambert a été contestée au point d’être considérée illégale, ce qui devait aboutir à légaliser la décision de sa mort. Je résume d’une formule cet empilement de procédures et d’arrêts : la mort médicalisée de Vincent Lambert est-elle légale ou non ? M. Vincent Lambert n’était pas en fin de vie. Aucune expertise médicale ne porte du reste sur cette question, mais sur son degré de handicap et sur la réversibilité possible de son état.

Toute existence m’importe et doit être considérée dans ses valeurs, sa dignité et ses droits. Je ne suis pas partisan de la vie à n’importe quelle condition ou de l’obstination médicale déraisonnable. Mais une démocratie se doit d’être loyale et juste, tout particulièrement lorsque les fragilités humaines attendent de notre part l’affirmation que toute vie compte, qu’elle est digne de notre considération.

En juin 2019, l’État français n’a pas témoigné de cette attention en attaquant devant la Cour de cassation la décision de la Cour d’appel de Paris demandant de surseoir à la sédation terminale de M. Vincent Lambert. Cette position n’avait rien d’exemplaire, et je ne comprends toujours pas ce qu’elle souhaitait démontrer ou prouver. M. Vincent Lambert, dans sa mort même, nous interroge sur ce qu’est l’esprit de notre démocratie. C’est pourquoi j’ai estimé important de lui consacrer ce livre qui traite d’un échouement éthique et politique dont nous devrions tirer quelques leçons.

[1] www.espace-ethique.org

[2] sclérose latérale amyotrophique

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