Euthanasie : un devoir de vigilance politique

23 Mai, 2024

Emmanuel Hirsch, professeur émérite d’éthique médicale de Université Paris-Saclay, a été auditionné par la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie (cf. Fin de vie : une commission orientée vers l’euthanasie ?). Gènéthique reproduit ici son intervention. 

Dans mon dernier livre, Soigner par la mort est-il encore un soin ? [1], je développe une réflexion éthique et déontologique. Elle s’inscrit dans la perspective d’une mobilisation éthique de professionnels de santé qui a conféré à cette 5ème révision de l’approche législative des conditions du mourir dans notre société sécularisée, une signification exceptionnelle. S’agit-il de médicaliser le mourir jusque dans la dépénalisation de l’acte létal, ou de comprendre le soin d’accompagnement comme l’expression de la fraternité humaine et de la solidarité sociale auprès de celui qui va mourir, auprès de ses proches ?

Dans un document publié le 16 février 2023, 13 sociétés savantes proposent une réflexion éthique et politique qui est, selon moi, la grande leçon éthique que nous devons à la décision du président de la République de proposer un nouveau chemin à l’ultime parcours dans la vie. Le titre de ce document : « Donner la mort peut-il être considéré comme un soin ? Réflexions éthiques interprofessionnelles sur les perspectives de légalisation de l’assistance au suicide et de l’euthanasie et leurs impacts possibles sur les pratiques soignantes » (cf. 800.000 soignants s’opposent à l’euthanasie).

« De nombreux professionnels rétifs à bafouer les valeurs de leurs missions »

Le 22 avril, le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) évoquait l’abstention des cancérologues dans cet engagement démocratique de nombreux professionnels rétifs à bafouer les valeurs de leurs missions, tout en étant résolus à honorer leur devoir de non-abandon auprès de la personne vivant la maladie, le handicap ou la perte d’autonomie (cf. Audition du CCNE : la caution des promoteurs de l’euthanasie).

Ces soignants en cancérologie sont eux aussi impliqués dans cette dynamique, avec la Société française du cancer, l’Association francophone des soins oncologiques de support, le Groupe de soins palliatifs UNICANCER, au même titre que les sociétés savantes de gérontologie, les médecins coordonnateurs et du secteur médico-social, l’hospitalisation à domicile, le Conseil national professionnel infirmier, le SNPI et la SFAP.

Précisément, avec celles et ceux qui défendent, au plus près de nos concitoyens, les valeurs de fraternité et de solidarité dans l’engagement d’un accompagnement personnalisé, concerté, au cœur de la société, à domicile ou dans des établissements.

« L’appel à une vigilance »

Ces soignants s’offusquent qu’un jour prochain leur esprit d’engagement soit confondu avec l’”aide active à mourir”, médicalement assistée pour se suicider ou être euthanasié (cf. Fin de vie : « soigner, ce n’est pas faciliter la mort programmée ! »). Il y va d’un engagement de conscience et de confiance à propos duquel ils ne transigent pas, quitte à donner parfois l’impression d’une résistance éthique ou d’une obstination qui pourtant n’a rien de déraisonnable.

Faut-il rappeler que dans les années 1980, le mouvement des soins palliatifs a été inventif de la dimension la plus sensible de la démocratie en santé ? A l’époque, il s’agissait de réhabiliter, voire d’inventer, une éthique du soin opposée à la technicité médicale qui abandonnait la personne malade à sa souffrance, dès lors que la médecine était mise en échec par la maladie. Ils ont instauré un soin de la personne, soucieux de ses droits fondamentaux, de ses valeurs, de ses attachements, de sa volonté et de ses choix, de la dignité et de la qualité de son existence.

Plutôt que de contester leurs réticences à une loi qui dépénalisera l’euthanasie, soyons attentifs à l’appel à une vigilance, voire à un refus qui s’inscrit dans la mémoire d’une culture médicale qui, dans notre pays, s’est habituée par le passé à des pratiques inacceptables aujourd’hui (cf. Fin de vie : « ne dévoyons pas les soins palliatifs »).

« Tenir la promesse du non-abandon »

Il est d’une complexité redoutable d’assumer le face à face avec la personne qui doute à ce point de son existence qu’elle serait prête à admettre préférable qu’on l’aide à y renoncer.

Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) en témoigne : « Nous acceptons le risque de nous confronter à la répétition de la mort, aux émotions qu’elle suscite et à l’humilité qu’elle impose. […] Dans le doute et l’incertitude, nous essayons d’être là, présents, et de tenir la promesse du non-abandon »[2] (cf. Fin de vie : « médecine de l’accompagnement » ou « médecine de la mort donnée » ?).

Ne vous contentez donc pas de rendre hommage aux soins palliatifs en des expressions compassionnelles reprises depuis le vote de la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs. Le jour où des professionnels de santé, des membres d’associations à leurs côtés, et tant d’entre nous auront renoncé à tout tenter pour préserver cette part d’humanité dont témoigne leur conception du juste soin, il n’est pas certain que notre société soit en capacité de résister à d’autres renoncements (cf. Fin de vie : 22 % des médecins en soins palliatifs se disent prêts à démissionner).

Un encadrement législatif provisoire

A plusieurs reprises, dont le 22 avril au cours de son audition parmi vous, le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a indiqué que le projet de loi relatif à l’accompagnement des personnes et de la fin de vie, 5ème évolution dans notre législation consacrée à la médicalisation du mourir, n’était qu’une étape transitoire avant une 6ème loi. Son observation n’est pas anodine, dès lors qu’elle devrait nous inciter à anticiper les évolutions que justifiera la loi que vous voterez, ne serait-ce qu’en termes de justice à l’égard des personnes qui ne relèveraient pas des critères limitatifs que votre assemblée fixera.

A cet égard les révisions de la loi relative à la bioéthique sont l’exercice régulier d’un ajustement continu des principes à des évolutions de toute nature qui fragilisent les fondements d’un encadrement législatif provisoire (cf. Fin de vie : un texte qui « s’est résigné aux mensonges »).

Pour les parlementaires que vous êtes, il ne s’agit pas moins que de se prononcer sur la dépénalisation d’un homicide, à la demande de la personne malade, sur avis et assistance médicale.

Le président du CCNE a émis des réserves à propos de l’application de l’euthanasie aux mineurs, qui est hors champ du projet législatif actuel, au même titre que les personnes dans l’incapacité de discernement et donc d’expression de leur libre choix (cf. Fin de vie : un projet de loi qui « permet de mettre un pied dans la porte », avant les prochaines étapes). Qu’il me soit permis de rappeler que que le Premier ministre néerlandais a annoncé le 14 avril 2023 l’extension de la loi adoptée aux Pays-Bas le 12 avril 2001 relative au contrôle de l’interruption de la vie sur demande et de l’aide au suicide à des enfants de 1 à 12 ans (cf. Pays-Bas : l’euthanasie autorisée pour les enfants de moins de 12 ans).

« Une double rupture »

Dans son « avis sur un projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et à la fin de vie » [3], le 4 avril 2024, l’Assemblée générale du Conseil d’Etat (CE) précise que « le projet de loi introduit ainsi une double rupture par rapport à la législation en vigueur, d’une part, en inscrivant la fin de vie dans un horizon qui n’est plus celui de la mort imminente ou prochaine et, d’autre part, en autorisant, pour la première fois, un acte ayant pour intention de donner la mort » (cf. Euthanasie ou suicide assisté : « une brèche dans un rempart de sagesse »).

Vous comprendrez que l’engagement éthique de terrain est d’anticiper les conditions d’application ainsi que les conséquences de cette « double rupture » dans l’exercice de missions du soin d’accompagnement et dans celui, distinct, des missions de l’”aide à mourir”.

Il me semble important, d’une part, que le texte de loi affirme les principes fondamentaux qui ne feront pas l’objet de nouvelles évaluations éthiques ou sociétales contraires aux engagements politiques qui conditionnent aujourd’hui l’acceptabilité de l’aide médicale active à mourir au respect de règles intangibles. D’autre part, que son intitulé explicite ce qu’est sa finalité, l’accompagnement de la fin de vie ne pouvant être sérieusement assimilé à l’acte qui met fin à une vie.

C’est dire qu’il aurait été sage et loyal de réviser la loi du 9 juin 1999 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs, plutôt que de la dissoudre dans une loi donnant à croire que l’accompagnement d’une personne relève d’une philosophie et d’une intention identique, voire complémentaire, qu’il s’agisse des soins palliatifs ou de l’aide active à l’euthanasie (cf. Des soins palliatifs en crise, et les belles promesses de l’Exécutif).

« La vie de l’autre nous engage auprès de lui »

Une précision s’impose également à propos de l’article 5 du projet de loi : « l’aide à mourir consiste à autoriser et à accompagner la mise à disposition, à une personne qui en a exprimé la demande, d’une substance létale, dans les conditions et selon les modalités prévues aux articles 6 à 11, afin qu’elle se l’administre ou, lorsqu’elle n’est pas en mesure physiquement d’y procéder, se la fasse administrer par un médecin, un infirmier ou une personne volontaire qu’elle désigne ». Si la préoccupation du législateur est de dépénaliser l’acte létal médicalisé, il est surprenant qu’il puisse être pratiqué par un tiers n’ayant pour légitimité que d’avoir été désigné par la personne à cette fin. A moins de considérer que le geste létal ne relève pas d’une compétence de soignant, qu’il n’est pas un soin (cf. Fin de vie : « On est en train de remettre en cause l’éthique et les valeurs du soin »).

Au cours d’un entretien publié par Télérama le 17 avril 2024, Salman Rushdie évoque avec la force du survivant ce que vivre signifie, et en quoi la vie de l’autre nous engage auprès de lui afin qu’il puisse partager avec nous l’instant présent. Ce sera ma conclusion. « Dans le roman de Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, à un marin atteint de tuberculose que tout le monde évite, un autre marin demande : “Pourquoi es-tu monté sur le bateau, alors que tu te savais malade ?” Et lui répond : “Il faut bien que je vive jusqu’à ma mort, non ?”. C’est une phrase magnifique. Pour moi, c’est devenu une sorte de devise : vis jusqu’à ce que tu meures. » [4] (cf. « Pleinement vivant » malgré un « corps qui me bloque »)

 

[1] E. Hirsch, Soigner par la mort est-il encore un soin ?, Paris, Cerf, 2024.

[2] C. Fourcade, « Fin de vie : la lettre ouverte de Claire Fourcade, médecin en soins palliatifs, à Emmanuel Macron », Paris Match, 28 janvier 2024.

[3] Conseil d’Etat, Avis sur un projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie, 10 avril 2024.

[4] Salman Rushdie, « La vie et rien d’autre », entretien avec Nathalie Crom, Télérama n° 3875, 17 avril 2024.

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