Alors que le projet de loi sur la fin de vie a été présenté en conseil des ministres ce mercredi 10 avril (cf. Fin de vie : le projet de loi devant le Conseil des ministres), les résultats d’une nouvelle enquête de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), menée auprès des acteurs en soins palliatifs, viennent d’être révélés. Elle s’inscrit dans la continuité d’une première enquête qui avait été réalisée en 2021 (cf. Fin de vie : connaître la réalité avant de se prononcer).
Les résultats montrent une forte réticence face à une possible évolution de la loi qui aurait des effets délétères sur la pratique des soins palliatifs (cf. Euthanasie ou suicide assisté : « une brèche dans un rempart de sagesse »).
Permettre à chacun de donner son avis
Afin de refléter une position la plus complète possible, la consultation a été réalisée en ligne auprès des soignants et des bénévoles, qu’ils soient adhérents ou non de la SFAP, entre fin février et mi-mars 2024.
2 297 d’entre eux ont répondu, parmi eux 29 % d’infirmiers (IDE) et de cadres de santé, 23 % de médecins, 21 % de bénévoles, 9 % d’aides-soignants et 6 % de psychologues. La majorité d’entre eux (63 %) ne sont pas adhérents à la société savante, et la plupart exercent en unités de soins palliatifs (42 %) ou en équipe mobile de soins palliatifs (32 %), mais avec une diversité géographique de lieux d’exercice.
Avec les gériatres, les acteurs des soins palliatifs sont les plus confrontés à la mort. « Prendre la mort en pleine face, ce n’est pas le quotidien de tout le monde » souligne Claire Fourcade, la présidente de la SFAP[1]. Avec cette enquête, la SFAP entend à la fois mieux comprendre les positionnements professionnels vis à-vis des orientations qui se dessinent avec le projet de loi, et permettre à chacun de donner son avis.
Une grande inquiétude
83 % des bénévoles, infirmiers et médecins interrogés disent être « préoccupés » par le projet de loi qui pourrait légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. Ils sont en outre 63 % à être plutôt « insatisfaits » d’une évolution de la loi (cf. Projet de loi fin de vie : les soignants ont l’impression de se « faire marcher dessus »).
Le sentiment d’inquiétude domine, quelles que soient les générations, même si les jeunes ont une perception un peu moins « négative ». Certains indiquent ainsi que leur « métier sera dénaturé, et [qu’ils vont se] trouver dans des situations humainement et éthiquement très difficiles » (cf.Fin de vie : « médecine de l’accompagnement » ou « médecine de la mort donnée » ?). En outre, comme le relève Claire Fourcade, « les acteurs les plus impliqués dans le processus sont les plus inquiets ». Ainsi, l’inquiétude est très marquée chez les médecins en soins palliatifs qui sont en « première ligne ». La moyenne de leurs réponses ne dépasse pas 2, sur une échelle allant de 1 (très inquiet) à 9 (très soulagé)[2].
Provoquer la mort est « inacceptable »
Interrogés sur l’évolution du cadre législatif actuel, 68 % des adhérents de la SFAP (43 % des non adhérents) se disent défavorables à un changement. Il existe toutefois un écart sensible selon les professions : 67 % des médecins sont opposés à une évolution contre 47 % des IDE et cadres.
Le degré d’acceptabilité varie selon le « scénario » retenu. « Dans tous les cas la mort est provoquée. Ce qui pour moi est inacceptable ! » fait toutefois observer un répondant (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « le mépris affiché à l’égard de soignants désormais qualifiés de secouristes à l’envers »)
54 % des médecins, comme 33 % des infirmiers et cadres de santé ont fait part de leur opposition à la législation du suicide assisté avec une exception d’euthanasie (cf. Projet de loi sur la fin de vie : un texte truffé de contre-vérités et déconnecté de la réalité). L’opposition est encore plus forte face la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie à la fois. Elle concerne alors 75 % des médecins, et 53 % des IDE (cf. « Les pratiques euthanasiques rendent moribonds les soins palliatifs »). Le suicide assisté seul est le mieux accepté, mais 34 % des médecins y sont opposés.
80 % des soignants refusent de prescrire, fournir, préparer, administrer le produit létal
Une très grande proportion des répondants sont opposés à la réalisation des actes d’euthanasie ou de suicide assisté. Ainsi, plus de 80 % des soignants adhérents à la SFAP indiquent qu’ils refuseraient de prescrire, fournir, préparer et/ou administrer le produit létal (cf. 800.000 soignants s’opposent à l’euthanasie).
« Avant, j’étais urgentiste, j’ai choisi de renoncer à pouvoir guérir » témoigne Claire Fourcade. « Les soignants acceptent cette forme d’impuissance » (cf. Fin de vie : « ne dévoyons pas les soins palliatifs »). Elle ajoute : « cela explique notre refus du pouvoir que donnera ce projet de loi aux médecins » (cf. Suicide : ne dévoyons pas « le sens de la fraternité, au nom d’une liberté mal comprise »). Pourtant, allant à l’opposé de certains pays, comme la Suisse, où il est interdit aux soignants de participer au suicide assisté, le projet de loi prévoit la participation du personnel médical tout au long de « l’aide à mourir », quel que soit le cadre retenu.
Une fois la personne décédée, 44 % des adhérents de la SFAP disent ne pas être d’accord pour constater un décès par suicide assisté ou euthanasie, et 49 % être opposés au fait de constituer le dossier médical. Selon Claire Fourcade, ces réponses témoignent du « déchirement » qui traverserait les soignants face à cette situation.
La clause de conscience vient « casser le sens de l’engagement »
Alors que le projet de loi prévoit l’existence d’une clause de conscience, 52 % des médecins, 51 % des infirmiers, et 22 % des autres professions indiquent qu’ils utiliseront cette clause de conscience.
32 % des médecins, ainsi que 19 % des infirmiers et cadres de santé, ont également dit être inquiets sur la « solidité » de la clause de conscience, et ne pas se sentir protégés par cette clause. « Ce n’est pas qu’ils ne font pas confiance à la clause de conscience » explique la présidente de la SFAP, mais « la seule promesse qu’ils font au quotidien [à leurs patients], c’est d’être là jusqu’au bout et de ne pas abandonner. Une clause de conscience protège le soignant mais au prix de la trahison de cette promesse ». Elle vient « casser le sens de l’engagement ». « Autant s’en aller tout de suite, par crainte que son utilisation vienne trahir cet engagement » prévient Claire Fourcade (cf. Fin de vie : « créer les conditions de la liberté, c’est apporter une bonne prise en charge des patients »).
Les réponses des soignants montrent aussi leur crainte que les futures clauses de conscience ne soient pas respectées (cf. « Aide à mourir » : les pharmaciens et les établissements exclus de la clause de conscience), ou que le législateur veuille revenir dessus, à l’exemple de ce qui peut se passer pour la clause de conscience existant pour les avortements (cf. Supprimer la clause de conscience ? Des questions juridiques et éthiques).
De forts impacts sur la pratique des soignants
L’étude témoigne globalement d’une grande appréhension des conséquences de la loi. Seuls 13 % des médecins et 14 % des infirmiers se disent prêts à intégrer l’évolution législative dans leur pratique professionnelle. Une part non négligeable des soignants : 22 % des médecins, 17 % des infirmiers et cadres se disent prêts à démissionner de leur poste en cas d’adoption de la loi (cf. Fin de vie : les infirmiers craignent « une fuite accentuée des soignants »).
L’impact du projet de loi dans leurs pratiques est souligné par la quasi-totalité des répondants (92 %). 68 % des médecins, 57 % des infirmiers et 45 % des autres professions estiment qu’il y a un risque de division ou de tension dans les équipes. 47 % des médecins, 38 % des IDE considèrent même qu’il y a un risque de démission dans leurs équipes. « Ce nouveau sujet de friction, une part importante des équipes le redoute » souligne Claire Fourcade car « la promesse du non-abandon ne peut se faire qu’en équipe, c’est une promesse collective » (cf. Fin de vie : une « loi de rassemblement » qui suscite la colère).
« Nous avons l’impression de n’être pas assez entendus »
« La mort provoquée va être un élément perturbateur du système de soins » prévient la présidente de la SFAP, contrairement à ce qu’a pu déclarer Catherine Vautrin, la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, qui est en charge du dossier (cf. Plan décennal sur les soins palliatifs : « il faudrait être naïf pour s’y fier »). « Proposer la mort ou accéder à l’idée qu’elles ont raison de penser qu’il vaudrait mieux qu’elles meurent est contraire à tout l’esprit de notre engagement quotidien auprès de ces personnes où l’on se consacre à privilégier le désir de vie » rappelle l’un des répondants de l’enquête. « Nous sommes dans un contexte où les professionnels des soins palliatifs se sentent fragilisés » reconnaît Giovanna Marsico, présidente du Centre national sur la fin de vie.
« On ne soigne pas avec des annonces mais avec des gens et des moyens » s’indigne Claire Fourcade. Les soins palliatifs souffrent déjà du manque de professionnels (cf. « On ne peut pas développer tout un discours sur les soins palliatifs et fermer une unité »). Contrairement à la volonté affichée du gouvernement de renforcer les soins palliatifs, le projet de loi risque de les fragiliser encore plus.
« Le débat aussi est anxiogène et nous avons l’impression de n’être pas assez entendus » dénonce la présidente de la SFAP (cf. Fin de vie : un « dialogue de sourds » entre les soignants et le gouvernement). Le seront-ils enfin (cf. Projet de loi sur la fin de vie : soignants et parlementaires veulent faire entendre leurs voix) ? Le Gouvernement décidera-t-il de « prendre soin de ceux qui prennent soin ? »
[1] La mort provoquée va être un élément perturbateur du système de soins, Hospimedia (09/04/2024)
[2 ] Fin de vie : une majorité des acteurs de soins palliatifs inquiets du projet de loi, La Croix, Juliette Pasquier (09/04/2024)