Le projet de loi sur l’« aide à mourir » doit être examiné en mai, après avoir été présenté en Conseil des ministres au mois d’avril (cf. « Une forme de nihilisme désormais présent au sein même de l’Etat » : après l’IVG, Emmanuel Macron reprend le dossier de la fin de vie). Une question abordée sous le prisme de la liberté individuelle. Erwan Le Morhedec, avocat, essayiste et auteur de Fin de vie en République. Avant d’éteindre la lumière, nous éclaire, dans un entretien publié par le Journal du Dimanche, sur les enjeux de ce texte qui provoquera au contraire une rupture d’égalité selon lui.
Les sondages présentent une forte majorité des Français favorables à l’euthanasie. Comment l’analysez-vous ?
Erwan Le Morhedec : Je suis présent dans un établissement de soins palliatifs une fois par semaine. Je n’y rencontre pas une majorité de malades favorables à l’euthanasie et au suicide assisté (cf. « Etre regardés, soulagés, accompagnés, mais pas tués »). Je peux comprendre que des Français bien portants soient angoissés par un avenir qui peut être inquiétant, ou qui ont gardé des souvenirs de mauvaises prises en charge, mais c’est de l’anticipation, ce n’est pas la réaction des seules personnes qui sont les véritables concernées : les malades (cf. Fin de vie : « Est-ce à l’ensemble des Français de décider ce qui est bon pour les malades ? »).
Ce projet de loi est présenté par le chef de l’Etat comme le fruit d’une réflexion collective à travers la convention citoyenne. Qu’en est-il ?
ELM : Ce qui domine, et qui transparaissait déjà dans la question posée à la convention citoyenne, c’est de pouvoir apporter prétendument des réponses à chaque situation individuelle (cf. Fin de vie : La Convention citoyenne rend sa copie). Ce sujet social et collectif est abordé sous le prisme de la revendication d’un droit individuel, sans prendre le recul nécessaire pour envisager l’intégralité des parties prenantes dans cette question : la personne malade, ses proches, les soignants et les personnes faibles (cf. Fin de vie : « à vouloir légiférer de façon (pseudo) compassionnelle », on permet une « épouvantable aberration »).
Vous avez intitulé votre livre Fin de vie en République. N’est-on pas aujourd’hui en train de privilégier la liberté au détriment de toute valeur de fraternité ?
ELM : Je suis très surpris de constater que la gauche est majoritairement motivée par un souci d’émancipation qui paraît libéral ou « libertaire ». Elle ne se pose plus la question des déterminants sociaux, n’évoque plus les influences diverses, par exemple des conditions de vie, ou même du regard des proches sur la décision d’une personne malade. Souvent, à juste titre, quand on parle de questions de délinquance, la gauche explique que ce n’est pas qu’une question de liberté personnelle, mais qu’il faut prendre en considération tous les déterminants sociaux.
Or, je trouve très étonnant que sur cette question-là, on se contente de penser que le citoyen, pourtant incomparablement affaibli, serait en mesure de poser une décision libre, dépourvue d’influences diverses. La loi étant d’application générale, on ne peut pas ignorer tous ceux qui sont éminemment suggestibles parce qu’ils sont fatigués, angoissés, isolés, parfois défavorisés, et qui, parce qu’ils ne voient pas d’autre perspective possible, peuvent être conduits à abandonner, à se résigner à ce choix de suicide assisté ou d’euthanasie (cf. Fin de vie : attention au message envoyé aux personnes vulnérables). Créer les conditions de la liberté, c’est apporter une bonne prise en charge des patients, et ce n’est pas ce que l’on fait aujourd’hui (cf. Fin de vie : « médecine de l’accompagnement » ou « médecine de la mort donnée » ?).
Cette loi engendrera-t-elle une rupture d’égalité ?
ELM : Il est évident que certains bénéficieront de la possibilité d’avoir toutes les aides nécessaires pour les accompagner dans une fin de vie difficile, tandis que d’autres n’auront que le choix de l’euthanasie. Certains pourront éventuellement se payer une clinique privée avec des soins palliatifs de qualité ou des services à domicile d’infirmiers, .. ce que d’autres n’auront jamais les moyens de s’offrir.
Une contrainte financière, qui certes existe déjà aujourd’hui, mais qui, normalement, ne doit pas conduire à la mort. Et c’est bien ce qui risque de se produire (cf. Canada : méconnaissance des soins palliatifs et euthanasie des sans-abris ?). Cette rupture d’égalité est, selon moi, bien plus grave que celle qu’on brandit systématiquement en invoquant les personnes qui seraient contraintes d’aller en Belgique ou en Suisse pour mourir. Et qui, numériquement, sont en réalité très peu nombreuses : une cinquantaine de personnes par an vont en Belgique, ce qui est très peu rapporté à 600 000 décès.
Y voyez-vous une vision utilitariste de l’homme, de son rôle et de sa place dans la société ?
ELM : Dans ce débat, j’ai été frappé par des réactions affirmant la légitimité de la question d’euthanasie quand on ne peut plus s’insérer dans la société du fait de son grand âge. J’en ai débattu avec le journaliste Thomas Misrachi, auteur du livre Le dernier soir, où il raconte avoir aidé une amie de 77 ans en pleine santé à se suicider (cf. Suicide : ne dévoyons pas « le sens de la fraternité, au nom d’une liberté mal comprise »). Il expliquait qu’à partir d’un certain âge il n’y a plus rien à construire, avec l’idée sous-jacente que, quand on ne contribue plus à la société, on ne sert plus à rien. Ce que je trouve déjà présomptueux parce que chacun a son propre critère d’utilité.
Je suis aussi très choqué par la formulation qu’a employée Emmanuel Macron : il dit dans son entretien au journal La Croix que cette loi de fraternité permettra de choisir quand la mort est déjà là (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « une voie pavée de tromperies »). Cela signifie que quand on est malade, on est déjà un peu mort. C’est une façon de ne pas honorer la vie jusqu’au bout, contrairement à ce qu’il prétend. La vie doit être honorée sans restrictions, sans conditions d’état physique, ni conditions d’utilité.
Doit-on craindre que les soins palliatifs s’effacent au profit de la démarche euthanasique ?
ELM : Les soins palliatifs se portent mal (cf. Des soins palliatifs en crise, et les belles promesses de l’Exécutif). Amélie Oudéa Castera explique que 1,4 milliard d’euros vont être investis pour permettre la baignade dans la Seine, quand Emmanuel Macron déclare dans le même temps qu’un milliard d’euros seront investis en dix ans pour les soins palliatifs (cf. « On ne peut pas développer tout un discours sur les soins palliatifs et fermer une unité »). Les investissements sont insuffisants. Pourtant, il faudra faire face à une demande grandissante dans les années à venir.
Cet entretien a été intégralement reproduit ici avec l’accord de son auteur.