La loi Claeys-Leonetti a instauré la possibilité, en fin de vie, de recourir à une sédation profonde et continue jusqu’au décès, assortie de l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation. Dans sa thèse de doctorat en médecine, le Dr Jérôme Sainton a passé en revue la littérature scientifique et médicale sur la façon dont la sédation peut s’inscrire dans les enjeux relationnels de la fin de vie[1]. Il en ressort qu’il existe deux pratiques différentes de la sédation. La sédation palliative s’inscrit dans une dynamique relationnelle ; elle est réversible et proportionnée aux symptômes. La sédation terminale constitue davantage une procédure de déconnexion qu’un moyen, par ailleurs disproportionné, de soulager des symptômes. Jérôme Sainton répond aux questions de Gènéthique.
Gènéthique : Comment s’inscrit la sédation dans les soins palliatifs ?
Jérôme Sainton : Auparavant, il faut rappeler que les soins palliatifs sont indissociables de ce que l’on nomme l’accompagnement. La fin de vie est un moment de la vie où sont mises en jeu toutes les dimensions de la personne, notamment sa dimension relationnelle. Michel de M’Uzan parle du mourant qui « s’engage, en vertu [d’]une sorte de savoir de l’espèce, dans une ultime expérience relationnelle »[2].
La sédation, qui consiste à diminuer la vigilance du patient, pourrait alors sembler paradoxale. En fait, la sédation palliative s’inscrit bien dans cette dynamique relationnelle. Face à des symptômes réfractaires aux traitements plus conventionnels, elle atténue la vigilance du patient de telle sorte que sa situation redevienne tolérable… et l’accompagnement possible justement. La sédation s’insère dans une dynamique qu’elle cherche à soutenir et non à évincer : tel est son but. Et, si le moyen n’est pas conventionnel, les principes mis en œuvre le sont assurément, à commencer par celui de proportionnalité des soins : la vigilance du patient ne sera diminuée qu’autant et pas plus que nécessaire pour le soulager.
Ce critère de proportionnalité autorise alors le recours à une sédation profonde, voire continue : il s’agira des situations, rares sinon exceptionnelles, où la conscience du patient est tout entière envahie par la souffrance. Si vous voulez, la sédation palliative est un continuum dont la sédation profonde constitue la limite. Mais, même dans sa déclinaison profonde, la sédation reste, au moins potentiellement, réversible. Et elle ne dispense pas des soins et des autres traitements proportionnés aux besoins du patient, ni du maintien d’une forme appropriée de la relation. Le soulagement des symptômes, et lui seul, finalise la sédation, et guide sa profondeur. On ne cherche pas à « déconnecter » le patient, moins encore à précipiter le décès. La pratique s’inscrit toujours dans le cadre de l’alliance thérapeutique, qui est une relation basée sur la confiance, et non sur un « droit à ».
C’est en soignant et en accompagnant de la sorte les patients que l’on vérifie régulièrement l’importance de la relation en fin de vie. Là où des patients, et les proches avec eux, pensent ne trouver d’issue que dans la mort ou l’inconscience, la démarche palliative leur permet au contraire de rester en relation, dans un dernier cœur à cœur. Il n’est pas rare, alors, que les mêmes proches nous confient ensuite l’importance inattendue de ces dernières heures, parfois décrites comme les plus intenses d’une vie commune[3].
G : Qu’est-ce qui change avec la loi Leonetti-Claeys ?
JS : Jusqu’au dispositif de sédation prévu par la loi du 2 février 2016, le dispositif Leonetti-Claeys (DLC), il n’était pas besoin, en France, de préciser qu’une sédation était palliative. Une sédation, en soins palliatifs, était toujours palliative, par principe et par définition. Depuis la loi du 2 février 2016, il est devenu nécessaire de distinguer entre la sédation palliative et la sédation terminale, ainsi qu’on le faisait déjà dans d’autres pays. Car le DLC est un type de sédation terminale[4],[5].
La sédation terminale est une procédure qui combine une technique de réanimation (d’arrêt de traitements sous sédation) avec le cadre conceptuel de l’euthanasie. La sédation s’inscrit dans une perspective non plus relationnelle, mais technicienne. Elle est d’emblée et nécessairement profonde et continue jusqu’au décès, recherchant non pas tant le soulagement des symptômes que l’inconscience en elle-même, pour obtenir une efficacité supposée maximale, immédiate et définitive. Elle peut aussi rechercher, quoique non pas nécessairement, la précipitation du décès. La proportionnalité des soins, bien entendu, n’est plus respectée. On a affaire ici à une rupture relationnelle, ou encore — nombreux la décrivent ainsi — à une mort relationnelle. À la parole et à l’accompagnement se substituent le silence et une simple procédure de déconnexion, en anticipation de la mort. La sédation est un compte-à-rebours, et le décès, ici, finalise la sédation. Dit encore autrement, l’euthanasie est l’asymptote d’une telle sédation.
Une telle pratique est généralement défendue au nom d’une anthropologie individualiste, où l’autonomie est entendue comme le pouvoir de « maîtriser » sa fin de vie, et où l’alliance thérapeutique laisse place à une structuration juridique de la relation soignante, réduite au « droit à ». Évidemment, sauf à redéfinir la réalité selon un modèle utilitariste, ce n’est plus d’alliance dont il s’agit ici, mais de solitude et d’objectivation des personnes : du patient, dépersonnalisé, ou des soignants, instrumentalisés, le DLC pouvant être imposé par le patient aux soignants.
Ainsi voit-on s’opérer la subversion des soins palliatifs : on revient ici au silence et au cocktail lytique, feu le DLP (Dolosal–Largactil–Phénergan), que l’on donnait pour « aider » les mourants à partir… seuls. Au contraire de ce qui se passe dans l’histoire rapportée plus haut, avec l’insertion du DLC, les dernières heures de certaines vies deviennent les plus pâles, des heures pâles comme la mort. Le décalage est inévitable.
G : Comment, d’après-vous, en est-on arrivé à ce décalage ?
JS : On sait que la loi du 2 février 2016 n’a pas été élaborée pour servir les soins palliatifs, mais pour offrir un compromis politique vis à vis de l’euthanasie : cette loi constituerait le dernier rempart pour les uns, la première étape pour les autres. On arrive à un assemblage politique de juridique et de médical. Mais la vie est la vie. Elle n’est ni juridique ni médicale.
Si l’on veut prendre un peu de hauteur, je dirais qu’il y a une erreur de méthode. On pourrait résumer les enjeux des soins palliatifs en ce qu’ils abordent aussi bien des problèmes que des questions. Les problèmes, ce peut être la douleur intolérable, le vomissement incoercible, la difficulté (angoissante) à respirer, et d’autres choses encore. Les questions, ce sont celles de la souffrance, de la peur de la mort, de la personne avec laquelle on n’a pu se réconcilier, et d’autres choses encore. Or, et le philosophe Bertrand Vergely l’a très bien expliqué : un problème n’est pas une question, et l’on ne résout pas une question comme on résout un problème. Un problème attend une solution : on est dans un registre physique et technique. Une question attend une réponse : on est dans un registre métaphysique et existentiel[6]. Notez que, si la question attend une réponse, cela nécessite une relation réelle, humaine, qui est une relation de confiance. Bien entendu, les problèmes et les questions sont souvent plus ou moins imbriqués. C’est précisément tout l’art et l’expérience des soins palliatifs que de savoir les démêler.
Or, aujourd’hui, toute question se voit ramenée à un problème, problème à solutionner par la technique. Avec, en lien, la structuration juridique de la relation. Le DLC, aussi bien que l’invitation à rédiger nos directives anticipées, c’est cela, ni plus, ni moins. Ces dispositifs ne sont pas là « pour éviter toute souffrance ». Ils sont là pour mettre à distance la question de la souffrance. Tout comme « la peur de mal mourir » n’est que le déni de la peur de la mort : on se focalise sur le comment, sur la maîtrise des modalités du mourir, pour mieux évacuer le pourquoi de la mort. Et l’on renchérit de tentatives désespérées de maîtrise pour tenter de se convaincre que c’est nous qui décidons, qui contrôlons. Alors que nous sommes mortels, et que la mort – événement de dé-maîtrise par excellence – nous rappelle qu’en fin de compte, nous ne maîtrisons rien.
La question de l’euthanasie n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’euthanasie ne fait que révéler une dynamique d’ensemble : celle de la réification de l’homme[7]. On n’est plus dans la vie. On est dans l’artificialisation de la vie.
G : Comment, alors, les soins palliatifs pourront-ils se positionner ?
JS : On résume souvent les soins palliatifs en disant que, dans leur cadre, on essaie de respecter la vie – c’est le refus de l’euthanasie – et d’accepter la mort – c’est le refus de l’acharnement thérapeutique. C’est assez classique, et même juste, de situer les soins palliatifs ainsi, en regard de ces deux pôles. D’un côté, la tentation de l’euthanasie, c’est-à-dire de mettre fin à la vie d’un malade pour supprimer sa souffrance, cet acte étant susceptible d’être une action ou une omission. De l’autre, la tentation de l’acharnement, ou d’obstination déraisonnable, c’est-à-dire de mettre en œuvre des moyens disproportionnés pour refuser la mort, coûte que coûte. L’un et l’autre sont deux artifices : des solutions techniques à des questions d’ordre existentiel, soit l’erreur de méthode dont nous avons parlé. Le dispositif de l’euthanasie entend conjurer la peur de la souffrance, « plutôt mourir que souffrir » ; le dispositif de l’acharnement entend conjurer la peur de la mort, « plutôt souffrir, même en vain, que mourir ».
Alors, ces deux peurs sont légitimes. Car la mort et la souffrance sont toutes deux des maux, et tous, au plus profond de nous-mêmes, nous sommes attirés par le bien et non par le mal. Ces deux peurs sont donc légitimes, mais elles sont mauvaises conseillères, et ne doivent pas nous retenir captifs[8]. Bien sûr, nous sommes renvoyés à notre condition humaine, et les soignants des soins palliatifs n’ont pas le pouvoir de nous affranchir de cette double angoisse. Mais, prenant en compte toutes les dimensions de la personne, ils cheminent aux côtés des patients, prodiguant des soins adaptés à leur état, tout en sachant les accompagner face à la souffrance.
Maintenant, il faut signaler qu’à notre époque ces deux peurs sont nettement asymétriques. La peur de la souffrance est celle qui, aujourd’hui, nous domine et nous terrorise de plus en plus, d’où la pression incomparable en faveur de l’euthanasie (je ne connais personne qui milite en faveur de l’acharnement thérapeutique …). Les soins palliatifs eux-mêmes sont de plus en plus compris, comme dans la loi Leonetti-Claeys, sous l’aspect d’un « droit à ne pas souffrir » ; c’est-à-dire qu’ils sont entrevus à travers les lunettes de l’euthanasie. Il semblerait que la souffrance, et non la mort, soit devenue le dernier ennemi[9]. Or, c’est là un contresens anthropologique très grave. Car la souffrance n’est pas un mal plus grand que la mort. C’est le contraire. La souffrance fait partie de la vie, elle peut être amendée et, parfois, recevoir un sens et être transformée[10].
Au final, les soins palliatifs pourront continuer à exister dans la mesure où ils resteront ce qu’ils sont. Ce qui pouvait se faire hier grâce à la loi. Ce qui peut peut-être encore se faire aujourd’hui malgré la loi. Ce qui risque, un jour ou l’autre, de devoir se faire contre la loi.
[1]Sainton J. Sédation en fin de vie : enjeux relationnels [Thèse d’exercice]. Université de Reims Champagne-Ardenne. Faculté de médecine; 2018. Disponible sur: https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01724700.
[2]de M’Uzan M. Le travail du trépas. In: de M’Uzan M, éditeur. De l’art à la mort : itinéraire psychanalytique. Paris: Gallimard; 1977. p. 182‑99.
[3] Pourchet S, Poisson D, La sédation en fin de vie, Laennec, 2010- 58(2), p. 34‑47.
[4] J.Sainton, M.Derzelle, Sédation palliative et sédation terminale, Médecine Palliat, 30 janv 2019, 18(1), p. 33‑40.
[5] J.Sainton, Le dispositif Leonetti-Claeys : sédation palliative ou terminale ? Médecine Palliat, 23 févr 2019, 18(1), p.41‑8.
[6] B. Vergely, La mort interdite, Paris, Jean-Claude Lattès, 2001, p. 304.
[7] A-L Boch, Médecine technique, médecine tragique : le tragique, sens et destin de la médecine moderne, Paris, Seli Arlsan, 2009, p. 254.
[8] On m’a fait remarquer, récemment, la dimension biblique de tout cela. Mon interlocuteur me renvoyait à la captivité du peuple hébreu au pays d’Égypte, dans leur langue Mitsraïm, « le pays de la double angoisse » : elle serait celle de vivre, donc de souffrir, et celle de mourir. Cf. J.Ellul, Vivre et penser la liberté, Genève, Labor et Fides, 2019, p. 480.
[9] D.Farrow, Reckoning with the last enemy, Theor Med Bioeth, juin 2018, 39(3), p. 181‑95.
[10] P.Pozzo Di Borgo, Le Second Souffle, Paris, Le Livre de Poche, 2012, p. 264.
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