Depuis son adoption en 1975, la loi Veil a subi de nombreux changements.
Avec l’évolution récente du cadre législatif (cf. Loi de modernisation du système de santé du 26 décembre 2016), Ghislaine Mondange, psychologue clinicienne qui exerce en maternité, peut être appelée en urgence dans d’autres services pour des entretiens auprès de femmes qui sont déjà sous médication quand il s’agit d’IVG médicamenteuses, ou prêtes à descendre au bloc quand il s’agit d’IVG instrumentales : « Une demande à chaud quand plus rien n’est négociable, comme si la femme se retrouvait dans une nécessité de mise en mots de ce qui se joue là, de mise en sens de cette décision ». Dans sa réflexion éthique autour de l’IVG, Ghislaine Mondange soulève une interrogation : « L’autonomie croissante donnée à la femme dans sa décision d’IVG n’équivaut-il pas à un abandon de celle-ci ? »
Généthique revient avec elle sur cette situation inédite.
Généthique : Que pensez-vous de l’évolution du cadre législatif ?
Ghislaine Mondange : Le démantèlement progressif de la loi Veil, avec la suppression de la notion de détresse, puis de l’entretien pré IVG obligatoire, et enfin l’abrogation du délai de réflexion renvoie de nombreuses femmes à une grande solitude.
G : Quelles sont les conséquences de cette évolution sur la décision d’avorter des femmes ?
G M : Tout a été fait pour autonomiser progressivement les femmes dans leur décision, pour les dégager d’une emprise paternaliste, et tout se passe comme si l’IVG était un acte médical comme un autre alors que c’est un acte compliqué d’un point de vue psychique.
La grossesse peut être le résultat d’un oubli de pilule, d’un mauvais calcul, d’un « accident » comme le formulent certaines femmes. Elle peut être l’expression d’un désir inconscient de grossesse ou d’enfant.
L’interruption de grossesse relève quant à elle d’un niveau de réalité, qui en fait un acte volontaire : la femme renonce à sa grossesse pour des raisons affectives, de couple, sociales, professionnelles, matérielles (cf. Précarité, situation familiale, contraception… les facteurs de risque de l’avortement). L’IVG et la décision qui la précède sont bien souvent l’aboutissement d’un cheminement complexe, d’un compromis, ou d’un renoncement.
Cette dualité spécifique à l’IVG exacerbe l’ambivalence inhérente à toute grossesse. Tant de choses peuvent se jouer en ces moments de la relation de la femme à sa propre mère, de ses interrogations quant à sa capacité à être mère… C’est un moment de vulnérabilité au cours duquel la femme a besoin d’être accompagnée et protégée. Or, ma pratique des entretiens auprès des femmes m’a permis de constater qu’avec l’évolution du cadre législatif, la femme est livrée à elle-même, et il est fait fi du temps psychique, de son histoire singulière.
Aussi, l’absence de parole autour de l’IVG conduit les femmes à une nouvelle forme de clandestinité, qui n’est plus physique mais psychique. La volonté d’offrir aux femmes le droit de disposer de leur corps sous la banderole « Un enfant si je veux, quand je veux », s’accompagne d’un désintérêt pour ce que vit la femme dans ce moment si particulier. On tombe dans un registre qui prend en compte uniquement la dimension légale et qui ne se place pas du tout du point de vue du soin. Pourtant, dans la trajectoire de vie de la femme, cet évènement restera inscrit.
G : Quelle conscience les femmes ont-elles de l’acte qu’elles posent ?
GM : Je ne peux parler qu’au nom des femmes que j’ai vues en entretien. En-dehors de toute considération religieuse, la culpabilité est très présente, le doute également, la honte parfois, la peur d’être jugée. C’est un acte qu’elles taisent souvent auprès de leur famille, qu’elles vivent seules, particulièrement quand il s’inscrit dans une séparation. La notion de faute, de transgression, est présente. Certaines doutent encore du choix qu’elles ont fait.
Cette culpabilité, quand elle n’est pas élaborée en entretien, demeure enfouie, enkystée, et peut revenir en boomerang à des moments charnières de la féminité (cf. Arte donne la parole à des femmes qui ont eu recours à l’avortement). Ainsi cette jeune accouchée dont le bébé présentait des troubles respiratoires à la naissance : elle en a été séparée pour qu’il puisse bénéficier de soins intensifs, et n’a pu s’empêcher de faire le lien entre ce qui lui arrivait et l’IVG pratiquée lors de sa grossesse précédente, ce qu’elle verbalisait comme le prix à payer de ce choix.
G : La liberté d’avorter qui leur est octroyée est-elle synonyme de libération ?
GM : L’IVG est revendiquée et définie comme un droit, mais c’est la loi du silence qui domine. On évite le détour par l’histoire de la femme, de sa singularité, de la réalité qui sous-tend sa décision, et de ce qui se passe après. C’est cette omerta qui conduit les femmes à vivre dans une clandestinité moderne. La femme, dorénavant entièrement responsable de sa décision, se retrouve face à une bien grande solitude. Peu de femmes viennent consulter après une IVG. Elles veulent passer à autre chose mais c’est rarement simple. Je pense à cette jeune femme qui avait découvert qu’elle était enceinte au moment où son compagnon lui annonçait leur séparation. Elle ne pouvait envisager un enfant hors couple et a renoncé douloureusement à cette grossesse. La situation était d’autant plus difficile que sa sœur, enceinte en même temps qu’elle, gardait son bébé. Elle n’a confié à aucun membre de sa famille ce par quoi elle passait, ne voulant pas, selon ses propres termes, choquer ou inquiéter. Mais plus la grossesse de sa sœur évoluait, plus elle devenait odieuse avec son entourage, tant sa souffrance était grande. Au médecin qui lui proposait de détruire l’image échographique, elle a répondu que ce serait « abandonner une seconde fois son enfant ».
G : Du point de vue du personnel médical, que se passe-t-il ?
GM : Les infirmières que j’ai interviewées disent ne pas disposer de temps suffisant pour s’occuper des femmes. Le manque de disponibilité, les changements d’équipe, le service qui ferme, le score de mise à la rue atteint quand il s’agit d’une IVG chirurgicale, c’est-à-dire quand il n’y a plus de risque pour la femme, les lits qui tournent en ambulatoire, tous ces éléments constituent un frein à l’accompagnement de la femme. Les protocoles mis en place dans les services ambulatoires s’appuient sur une optimisation du temps et passent sous silence la réalité subjective de la femme. Les soignantes décrivent des situations dans lesquelles elles ont eu le sentiment d’abandonner les femmes à leur détresse quand elles leur demandaient de quitter le service, dans un jeu de miroir où tout se déroule au féminin. D’autres soulignent le désintérêt dont font preuve certains médecins, qui ne délivrent pas toujours les informations. Ce jeune couple, très jeune couple, qui venait pour une IVG à la demande de leurs parents respectifs, auquel le médecin avait omis de spécifier que c’était un œuf clair[1], en est un exemple. L’infirmière qui les avait accueillis et avait contacté le gynécologue, avait obtenu l’information et avait pu leur restituer quelque chose de ce qui leur appartenait, et les délivrer de l’angoisse qui les tenaillait. L’IVG du côté des soignantes est à certains égards mal vécue. Je pense à cette aide-soignante qui tentait de cacher sa grossesse sous sa blouse, culpabilisant de donner à voir ce à quoi l’autre femme « renonçait ». Une autre, pour se « protéger » de tout risque d’identification à ces femmes, ne communique jamais avec elles.
Du côté des médecins, le médecin répond à la demande, il peut vite devenir un technicien pur, un « prestataire de service » comme le souligne un praticien qui considère la consultation IVG comme la plus compliquée, et soulève la question de l’après-coup. Le colloque singulier est réduit à une consultation souvent brève. Avec la suppression du délai de réflexion, le fait d’agir dans une forme d’urgence du côté du médical par une réponse immédiate à la demande d’IVG apparait comme un passage à l’acte qui en rajoute à celui de la femme. Tout se passe comme s’il y avait un interdit de penser autour de la question de l’IVG.
Or, l’IVG, de par ce qu’il met en scène, ne peut être considéré comme un acte médical comme un autre. L’autonomie dont semblent jouir les femmes les laisse en fait, à mes yeux, seules face à un acte dont la complexité n’échappe à aucun acteur. D’où ma question : le prix à payer de cette autonomie dans la décision d’IVG, qui conduit la femme à une nouvelle forme de clandestinité, serait-il celui de son péril psychique ?
Pour aller plus loin :
Analyse comparée des lois sur l’IVG : vers une prise de conscience au Sénat ?
« Droit et prévention de l’avortement en Europe » : un livre argumenté qui fait référence
[1]‘ Un œuf clair est un œuf issu de la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, mais qui ne débute pas le processus de division cellulaire menant à la formation du bébé. On dit que l’œuf est « vide » : à l”échographie, le sac gestationnel ne contient rien.