Durant la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la détermination du commencement du droit à la vie fut vivement débattue. La Commission sur le statut des femmes, présidée par Mme Begtrup, recommanda de prévoir des exceptions au respect du droit à la vie afin de permettre la « prévention de la naissance d’enfants handicapés mentalement » et d’enfants « nés de parents souffrant de maladie mentale[1] ». Le représentant du Chili fit remarquer la similitude de ces propositions avec la législation nazie. Charles Malik, libanais orthodoxe, proposa de garantir, à l’inverse, « le droit à la vie et à l’intégrité physique de toute personne dès le moment de la conception, quel que soit son état de santé physique ou mentale[2] ». Deux conceptions de l’homme et de la dignité se faisaient front. Objectant que plusieurs pays autorisent l’avortement lorsque la vie de la mère est en danger, le représentant de la Chine, soutenu par l’Union Soviétique et le Royaume-Uni, s’opposa à la protection explicite de la vie humaine dès la conception. Finalement, le texte resta volontairement silencieux sur ce point[3]. Il fut alors admis que la Déclaration universelle pouvait être interprétée comme protégeant la vie dès la conception, ou non, suivant la préférence de chaque État[4]. Il fut ainsi décidé de ne pas apporter de protection internationale explicite à la vie humaine avant la naissance.
Notons qu’au même moment, l’Association Médicale Mondiale[5] prit l’initiative d’actualiser le Serment d’Hippocrate par l’ajout en 1948 d’un Serment de Genève dans l’esprit de la Charte de San Francisco. Par ce texte, les médecins promettent de garder « le respect absolu de la vie humaine dès la conception » et de refuser que « des considérations de religion, de nation, de race, de parti ou de classe sociale viennent s’interposer entre mon devoir et mon patient ».
Cette question n’a cessé d’être vivement débattue, les promoteurs du contrôle des naissances essayant inlassablement d’imposer un droit universel à l’avortement.
Selon le Conseil de l’Europe, les archives des travaux préparatoires à la Convention européenne relatifs au droit à la vie sont inexistantes ; dès lors, il n’est plus possible de savoir si l’avortement a été débattu, et en quels termes[6]. Néanmoins, aucun État participant à la rédaction du texte n’autorisait alors l’avortement et la culture chrétienne-démocrate majoritaire à l’époque s’y opposait fermement. En 1979, il s’est encore trouvé une majorité de députés à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pour défendre « Les droits de chaque enfant à la vie dès le moment de sa conception[7] » et pour souligner quelques années plus tard « que dès la fécondation de l’ovule, la vie humaine se développe de manière continue[8] ».
Au fil de sa jurisprudence, la Cour européenne a précisé que la Convention européenne ne garantit aucun droit à subir un avortement[9], ni de le pratiquer[10], ni même de concourir impunément à sa réalisation à l’étranger[11]. Elle a aussi jugé que l’interdiction de l’avortement ne viole pas la Convention[12]. Enfin, elle a souligné que l’article 8 de la Convention qui garantit le droit à l’autonomie personnelle « ne saurait […] s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement[13] ». Ainsi, il n’existe pas de droit à l’avortement au titre de la Convention européenne. L’existence d’un tel droit de vie et de mort sur l’être humain avant la naissance supposerait de nier absolument son humanité ; et il ne s’est pas – encore – trouvé de majorité au sein de la Cour pour ce faire. Celle-ci a suivi l’approche ambiguë de la Déclaration universelle, en jugeant que les États peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie[14] », tout comme ils peuvent faire le choix inverse. En restant silencieuse sur le statut de l’homme avant sa naissance, la Cour évite de se prononcer sur son droit à la vie et laisse à chaque État le choix de permettre ou non l’avortement. Cette position peut sembler équilibrée, mais concrètement, elle a bien plus pour effet de tolérer l’avortement que de protéger la vie humaine anténatale. De fait, la Cour n’a jamais protégé un quelconque enfant à naître parmi les millions qui ont été avortés ; elle a en revanche condamné l’Irlande, la Pologne et le Portugal en raison de leur législation restrictive sur l’avortement.
C’est une fois encore en se plaçant sur le terrain de la vie privée de la mère, de préférence à celui du droit à la vie de l’enfant, que la Cour est parvenue à introduire l’avortement dans la logique des droits de l’homme. Tout en reconnaissant que la Convention ne garantit pas de droit à la vie à l’enfant in utero, ni de droit à l’avortement à la mère, la Cour a jugé que la faculté d’avorter entre dans le champ de la vie privée de la femme au titre du respect de « l’intégrité physique et morale de la personne[15] ». Elle a alors conclu que les modalités d’accès à l’avortement doivent respecter la Convention dès lors qu’un État en permet la pratique, même par exception. Jugeant ces modalités trop restrictives en Irlande et en Pologne[16], la Cour est ainsi parvenue à condamner ces pays à faciliter l’accès à l’avortement au nom d’une Convention qui n’en garantit pas la pratique[17] ! La Cour fait le grand écart : elle concède d’une main le principe de l’absence de droit à l’avortement, mais pousse de l’autre les États à libéraliser sa pratique.
Ainsi, lorsque l’on gratte quelque peu la surface lisse d’une décision, on voit apparaître les moyens juridiques mis en œuvre pour favoriser l’avortement. À cela s’ajoute, dans l’affaire irlandaise, l’attitude du gouvernement qui aurait souhaité sa propre condamnation pour imposer, au nom de Strasbourg, une réforme qu’il n’osait pas assumer. En témoigne son refus de la proposition polonaise de résister ensemble aux pressions exercées par le Conseil de l’Europe. L’ECLJ[18] a œuvré devant la Cour dans les affaires A. B. C. c. Irlande et P. S. c. Pologne, face à l’activisme des puissants lobbys pro-avortement[19], contribuant à maintenir le principe d’absence de droit à l’avortement. Mais cette position reste fragile et vivement attaquée. Depuis, la Cour a jugé que les embryons humains congelés in vitro ne sont pas des « choses » mais que leurs « parents » peuvent, en vertu de leur propre « droit à l’autodétermination individuelle[20] » décider de les détruire. De la destruction in vitro à in vivo, il n’y a qu’un pas.
Le débat se porte aussi au sein des Nations unies où le Comité des droits de l’homme envisage de réinterpréter le droit à la vie, garanti en droit international, comme comportant une obligation générale pour tous les États de légaliser l’avortement, et de permettre le suicide assisté et l’euthanasie, au nom même du droit à la vie[21]. À ce jour, les comités onusiens sont allés plus loin que la CEDH dans la reconnaissance d’un droit à l’avortement, en déclarant, au fil de divers avis et décisions plus ou moins contraignants, que le droit international fait obligation aux États de légaliser l’avortement au moins en cas de viol, d’inceste, de handicap de l’enfant ou de danger pour la mère. Paradoxalement, alors même que la Convention internationale des droits de l’enfant reconnaît à « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle », le besoin « d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance», c’est le comité chargé de veiller au respect de cette convention qui est allé le plus loin en ce sens[22]. Il a été accompagné par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes qui recommande aux gouvernements d’« amender la législation qui fait de l’avortement une infraction pénale et supprimer les peines infligées aux femmes qui avortent[23] ».
La subjectivisation de l’être humain
Pour pouvoir juger ainsi, la Cour européenne a dû procéder à une nouvelle subjectivisation : elle a cette fois-ci rendu subjective et relative la définition de l’homme, sujet et bénéficiaire des droits de l’homme, en l’identifiant à la seule conscience individuelle. L’homme des droits de l’homme n’est plus l’être humain biologique, le continuum de l’embryon au vieillard ; il est, ici encore, la conscience qu’il a de lui-même : l’esprit.
Pour la Cour, un membre de « l’espèce humaine » n’est pas nécessairement « une personne » protégée par la Convention. Ainsi en est-il des enfants à naître dont elle affirme ne pas pouvoir « répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une “personne“[24] », alors même qu’elle reconnaît son appartenance « à l’espèce humaine[25] ». Il appartient biologiquement à l’espèce humaine, mais pas encore à l’humanité. La Cour adopte ainsi la distinction entre vie humaine biologique et personnelle[26] selon laquelle la vie des êtres privés de conscience ne serait qu’une vie humaine biologique et non pas une vie humaine personnelle qui seule serait digne de protection.
Mais la Cour refuse de déterminer quand s’opèrerait le passage de la vie biologique à la vie personnelle, et donc à partir de quand garantir le droit à la vie. Elle prend prétexte d’une prétendue « absence de consensus européen sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie[27] », s’agissant même d’un enfant tué in utero à huit mois de grossesse[28], comme si la science ou le droit étaient capables de répondre à cette question. Le vrai problème pour la Cour n’est pas tant le « début de la vie », dont chacun sait qu’il se situe à la conception, mais le début de la vie humaine personnelle. En fait, l’incapacité de la Cour à déterminer à partir de quand il se trouverait suffisamment d’esprit dans un corps pour en faire une personne digne de protection témoigne directement de sa conception dualiste et athée de l’être humain. Selon cette conception, l’enfant ne deviendrait humain que progressivement, à mesure que l’esprit émergerait de son corps, à la différence des chrétiens pour qui l’âme est insufflée par Dieu dès la conception. Le « seuil d’humanité » est alors fixé par les adultes, par reconnaissance : l’enfant est humain si je me reconnais en lui. La fixation de ce seuil est arbitraire. Combien faut-il d’esprit pour faire un homme ; et qu’est-ce que l’esprit pour un être privé de parole (infans) ?
Dans l’incapacité de connaître le « commencement de la vie humaine », celui-ci ne serait plus, selon la Cour, qu’une « notion » susceptible d’une « pluralité de vues […] parmi les différents États membres[29] ». Le commencement de la vie humaine, c’est-à-dire ce qui fait que l’on est humain, serait subjectif et relatif. C’est un comble pour une Cour des droits de l’homme que de ne pas savoir ce qu’est un « homme ».
En fait, à y regarder de plus près, l’homme en soi n’existerait pas. L’être ne serait protégé par les droits de l’homme qu’en tant que support de l’esprit. La Cour dit ainsi que « c’est la potentialité de cet être [l’enfant à naître] et sa capacité à devenir une personne qui doivent être protégées au nom de la dignité humaine[30] ». Ce n’est donc pas la vie réelle qui est protégée, mais la vie comme support de l’esprit, lequel serait seul revêtu de la dignité humaine.
La définition que la Cour donne de la personne n’est plus celle des personnalistes ; elle est matérialiste et athée, telle celle de Julian Huxley qui voit dans l’esprit le seul caractère noble et distinctif de l’animal humain. L’être humain est alors une personne à raison de son animation par l’esprit : le fœtus ne l’est pas encore, le comateux ne l’est plus vraiment. Encore dépourvu de conscience et de volonté propres, l’être conçu et porté n’acquiert de valeur qu’en proportion de la volonté dont il est d’abord l’objet puis le sujet. Son existence vaut ainsi à la mesure du projet parental que l’adulte est capable de former à son égard, puis à mesure de son propre niveau de conscience, c’est-à-dire d’autonomie, selon un processus d’individuation progressive qui se poursuit encore longtemps après la naissance. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a entériné explicitement cette approche en déclarant que « la protection du droit à la vie n’est pas absolue […], mais plutôt graduelle et incrémentale en fonction de son développement[31] ». Ainsi, ce n’est plus la vie, qui est partagée avec les animaux les moins évolués, mais le niveau de conscience individuelle émergeant de la vie organique et identifiée à l’esprit qui aurait une valeur. Cette conception de la vie humaine conduit à l’acceptation de l’infanticide néonatal – qui est tolérée en Europe dans le cadre médical[32] – et de l’avortement dit « post-natal[33] ».
Cette présentation peut paraître excessive, c’est pourtant bien ce qui ressort, par exemple, de l’opinion publiée par six juges dans une importante affaire d’avortement[34]. Les juges Rozakis, Tulkens, Fura, Hirvelä, Malinverni et Poalelungi, dont les deux premiers furent, en leur temps, parmi les plus influents de la Cour, défendirent l’inégalité ontologique et juridique des êtres humains en fonction de leur capacité. Ils écrivirent ainsi que « Les valeurs à protéger – les droits du fœtus et les droits d’une personne en vie – sont, par nature, inégaux : d’un côté, nous avons les droits d’une personne participant déjà activement à la vie sociale, et de l’autre les droits d’un fœtus, qui se trouve dans le ventre de sa mère, dont la vie n’est pas définitivement établie tant que le processus aboutissant à la naissance n’est pas achevé, et qui n’est pas encore acteur de la vie sociale ». Certes, l’inégale valeur de la vie de la mère et de celle de l’enfant à naître est généralement admise ; mais les juges extrapolèrent cette inégalité à toute personne déjà née en ajoutant aussitôt : « Du point de vue de la Convention, on peut également soutenir que les droits consacrés par cet instrument visent essentiellement à protéger contre des actions ou omissions de l’État des individus qui participent activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique ». Autrement dit, un sujet est titulaire de droits non pas en vertu de son égale dignité ontologique, mais en raison et proportion de sa participation à la vie sociale ! Une telle affirmation est terrifiante, elle autorise une moindre protection de ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas participer activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique. Et que signifie « participer activement à la vie quotidienne ordinaire d’une société démocratique » ? Qui en serait juge ? Seraient exclus de la protection des droits de l’homme non seulement les plus faibles, mais aussi tous ceux qui ne participent pas activement à la vie sociale (les solitaires et les religieux) et les non-démocrates[35], voire ceux que la société rejette. Ces propos sont choquants car explicites ; ils éclairent la jurisprudence de la Cour en ce qu’elle met en opposition la volonté (la capacité à agir) à l’être pour faire prévaloir la première.
C’est cette même conception qui fonde l’acceptation par la Cour du suicide assisté et de l’euthanasie lorsque l’esprit d’une personne se trouve enfermé dans un corps souffrant ou lorsqu’il s’est déjà, apparemment, éteint. C’est d’ailleurs en s’appuyant (abusivement) sur sa jurisprudence en matière d’avortement qu’elle a accepté que la vie de Vincent Lambert ne soit plus protégée[36]. L’avortement a ouvert la voie à l’euthanasie. Dans un cas comme dans l’autre, la déshumanisation est un préalable à la destruction. C’est encore en s’appuyant sur l’avortement que la Cour a imposé la légalisation du diagnostic préimplantatoire[37] ; l’avortement est réellement une matrice des libertés dénaturées.
L’avortement : domination de la volonté sur l’être
Pourquoi la pratique de l’avortement est-elle si sensible et importante idéologiquement, au point d’être proclamée, par l’Assemblée nationale française, « droit fondamental », « droit universel » et « condition indispensable pour la construction de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes et d’une société de progrès[38] » ?
Les enjeux de l’avortement dépassent la question de la régulation des naissances car, en transformant le rapport de notre société à la vie humaine, cette pratique la désacralise et dénature la procréation ; elle libérerait ainsi l’homme de son respect superstitieux envers la nature. L’avortement ouvre alors la voie à la maîtrise rationnelle de la vie humaine considérée comme un matériau ; l’humanité accroît sa faculté de se façonner elle-même, elle est davantage « maître et possesseur de la nature » dans le prolongement du projet cartésien. Pierre Simon, le principal artisan de la libéralisation de la contraception et de l’avortement en France, déclarait en 1979 : « La vie comme matériau, tel est le principe de notre lutte », « il nous appartient de le gérer », « comme un patrimoine[39] ».
En brisant, par l’avortement, l’icône du respect de la vie, la société accède à des libertés nouvelles : la liberté scientifique qui conduit à la maîtrise de la procréation et de la vie, mais aussi la liberté sexuelle qui est facilitée par la contraception, mais garantie par l’avortement. Point alors de libertés scientifique et sexuelle sans avortement.
L’avortement – par la fréquence de son recours – condamne la société au matérialisme en nous interdisant d’envisager, sous peine de nous condamner nous-mêmes, que l’être humain ait une individualité et une âme, dès avant la naissance, indépendamment de son état de conscience. Cette condamnation au matérialisme est aussi perçue comme une libération qui ne sera complète que lorsque l’avortement sera totalement accepté, si cela pouvait être. Ainsi s’explique le refus d’entendre la souffrance des femmes qui ont avorté et la volonté de banaliser cet acte.
L’avortement est aussi devenue un dogme car, en libérant la sexualité de la procréation et la femme de la servitude de la maternité, cette transgression émanciperait l’humanité de l’instinct sexuel et reproductif et l’élèverait au-dessus de ce qui reste de son animalité. Ainsi, l’humanité progresserait dans le processus d’évolution qui mène de la matière à l’esprit.
L’avortement serait aussi nécessaire en ce qu’il réduit en plus grande proportion la descendance des femmes les plus pauvres, des populations les moins « évoluées » : il conserverait la vertu sociale de juguler la misère à la source. Bien avant d’être porté par le discours féministe, ce sont le matérialisme, l’athéisme[40], le malthusianisme puis l’eugénisme qui ont été les promoteurs de l’avortement. Les idéologues militants de l’avortement voulaient, dès le XVIIIe siècle et plus encore au tournant du XIXe et du XXe siècle, changer l’homme et la société en légalisant l’avortement[41]. Ainsi, le véritable objet de l’avortement n’est pas tant la planification des naissances que la prise de contrôle rationnel de l’instinct sexuel, de la procréation et de la vie, comme vecteur de progrès de l’humanité. Par contraste, les opposants à l’avortement ne seraient que des idolâtres de la vie et des ennemis du progrès, car ils n’auraient pas admis que la vie n’est que matière, tandis que la conscience est esprit, le propre de l’homme et son seul bien véritable.
Ainsi, l’idée que l’avortement serait une liberté s’est affirmée avec l’érosion de la conscience de la valeur de la vie humaine prénatale et l’affirmation corrélative de celle de la volonté individuelle. Mais ce double mouvement n’en est qu’un : c’est le choix philosophique fondamental de la domination croissante de la volonté sur l’être dans une culture perdant son intelligence métaphysique, c’est-à-dire la compréhension de l’identité et de la valeur de l’être en soi. Ce choix résulte d’un abandon des reliquats de métaphysique qui revêtaient encore la vie humaine prénatale d’une certaine dignité.
La liberté de l’avortement consiste en fait en un pouvoir : la vie est au pouvoir de la volonté, c’est-à-dire de l’esprit. En cela, l’avortement exalterait l’humanité, son absolue domination sur la matière et la vie. Plus l’avortement serait libre, plus absolue serait la domination sur la vie, et plus l’humanité s’élèverait[42]. Voilà pourquoi l’avortement peut être présenté par l’Assemblée nationale comme une « condition indispensable […] d’une société de progrès ».
L’avortement ne sera jamais un droit fondamental
Certes, dans de nombreux pays, l’avortement est dépénalisé sous certaines conditions, mais du fait même de ces conditions, l’avortement demeure une dérogation au principe du droit à la vie. On ne peut pas avorter « librement », comme on exercerait une véritable liberté ou un véritable droit.
Au plan européen, on observe souvent une forte volonté politique de faciliter l’accès à l’avortement, notamment dans les pays où il est interdit, néanmoins, et c’est important, on demeure dans une logique de dérogation : l’avortement n’est pas un droit, ou un « bien » en soi, mais une tolérance, un moindre mal.
Il y a une raison fondamentale à cela : l’avortement se distinguera toujours d’un droit fondamental. En effet, un droit fondamental vise à garantir la faculté pour une personne d’agir pour son bien en tant que personne humaine. Tout ce que nous reconnaissons comme des droits fondamentaux : penser, s’associer, prier, s’exprimer, sont des facultés par lesquelles chaque individu exprime son humanité. Des facultés que les animaux n’ont pas et qui définissent les droits « humains ». Les droits fondamentaux protègent l’exercice de ces facultés nobles, spécifiquement humaines, ils protègent ce qui en chaque personne réalise son humanité. Ce qui signifie qu’en exerçant ces droits fondamentaux, l’individu s’humanise, progresse en humanité.
Mais peut-on dire qu’une femme s’accomplit et s’humanise en avortant, comme elle le fait en étudiant, en se mariant ou en s’exprimant ? Entre un droit fondamental et l’avortement, la différence de nature est patente. De ce fait, l’avortement ne pourra jamais être un « droit fondamental », car il ne vise pas un bien en soi.
D’ailleurs, la résolution adoptée par les parlementaires français à l’occasion du 40e anniversaire de la loi Veil est révélatrice. Alors qu’elle présente dans le premier article l’avortement comme un droit universel, elle en recommande la prévention dans le second article. Mais si l’avortement était réellement un droit fondamental, il serait absurde et injuste d’en prévenir l’usage. C’est bien parce que c’est toléré comme un moindre mal qu’il devrait effectivement faire l’objet d’une politique de prévention.
Pas plus qu’un droit fondamental, l’avortement ne peut être une liberté
Nous connaissons bien l’adage suivant lequel la liberté des uns est limitée par celle des autres. La liberté n’a pas de limite interne, elle n’est pas limitée par son objet mais uniquement par les circonstances extérieures. Par exemple : la pensée est sans limite ; ce qui la limite, ce sont les circonstances dans lesquelles elle est amenée à s’extérioriser, à s’exprimer. La liberté est une expression de la personne qui ne peut être limitée que de l’extérieur. S’agissant de l’avortement, sa pratique est à l’inverse limitée de l’intérieur : c’est son objet même, l’embryon ou le fœtus, qui constitue sa première limite. Dire que l’avortement est une liberté impliquerait d’annihiler la valeur de l’embryon ou le fœtus humains. Autrement dit, on ne peut affirmer un droit à l’IVG que si l’embryon ou le fœtus ne sont rien. D’où les débats qui portent sur le statut de l’embryon. Dès lors que l’on reconnaît à l’embryon a une valeur en soi, même minime, on ne peut plus alors parler de l’avortement comme d’une « liberté ». Une autre limite est l’existence même d’une personne acceptant de réaliser l’avortement, car la femme ne peut que difficilement pratiquer elle-même l’avortement.
Ainsi, l’avortement ne pourra jamais être un « droit fondamental », ni une « liberté ». Au-delà, les souffrances qu’il cause chez la majorité des femmes qui ont le malheur d’y recourir suffisent à démontrer que c’est un mal, qu’il faut prévenir. Il ne sert à rien de le déguiser en un bien, comme un droit ou une liberté.
Texte de Grégor Puppinck initialement publié sur le site de l’ECLJ : Pourquoi l’avortement n’est pas un droit de l’homme
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[1] Proposition du Groupe de travail de la Commission sur le statut des femmes, Travaux préparatoires, E/CN.4/SR.35, p. 1266.
[2] Travaux préparatoires, E/CN.4/AC.1/SR.35, p. 1535. La Fédération internationale des syndicats chrétiens fit aussi une proposition en ce sens.
[3] Travaux préparatoires, E/CN.6/SR.28, p. 1355.
[4] Travaux préparatoires, E/CN.4/AC.1/SR.35, p. 1535.
[5] L’Association Médicale Mondiale (AMM) est une confédération d’associations professionnelles créée en 1947 dans l’esprit de la Charte des Nations Unies et des deux procès de Nuremberg. Elle a « pour objectif d’assurer l’indépendance des médecins et les plus hautes normes possibles en matière d’éthique et de soins – des mesures particulièrement importantes pour les médecins après la Seconde guerre mondiale ».
[6] C’est ce qu’indique la Cour européenne sur la page de son site où elle publie les travaux préparatoires article par article.
[7] Recommandation 874 (1979) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 4 octobre 1979 relative à une Charte européenne des droits de l’enfant.
[8] APCE, Recommandation 1046 (1986).
[9] CEDH, Silva Monteiro Martins Ribeiro c. Portugal, n° 16471/02, 26 oct. 2004.
[10] CEDH, Jean-Jacques Amy c. Belgique, n° 11684/85, 5 oct. 1988.
[11] CEDH, Jerzy Tokarczyk c. Pologne, n° 51792/99, 31 janv. 2002.
[12] Voir notamment dans A, B et C c. Irlande [GC], les requérantes A et B qui ont contesté sans succès l’interdiction de l’avortement pour motif de santé et de bien-être.
[13] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité, § 214 ; CEDH, P. et S. c. Pologne, n° 57375/08, 30 oct. 2012, § 96.
[14] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité, § 222, confirmant CEDH, Vo c. France [GC], n° 53924/00, 8 juil. 2004.
[15] CEDH, Tysiąc c. Pologne, n° 5410/03, 20 mars 2007, § 107.
[16] Dans les cas de l’Irlande et de la Pologne, elle a jugé que l’accès à l’avortement au titre de ces exceptions est si difficile qu’il soumet les femmes à une incertitude angoissante, ce qui serait alors constitutif d’une violation de la Convention.
[17] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité ; CEDH, R.R. c. Pologne, n° 27617/04, 26 mai 2011.
[18] L’ECLJ est l’organisation non-gouvernementale dont l’auteur de ces lignes est le directeur.
[19] En particulier face au Center for Reproductive Rights.
[20] CEDH, Parrillo c. Italie [GC], n° 46470/11, 27 août 2015, § 188.
[22] Voir notamment les observations finales du Comité des droits de l’enfant sur le respect par les États de Palaos (2001, CRC/C/15/Add.149), du Kenya (2007, CRC/C/KEN/CO/219) ou du Saint Siège (2014, CRC/C/VAT/CO/2) de la Convention sur les droits de l’enfant.
[23] ONU, Rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, (1999, A/54/38/Rev.1). p.6.
[24] CEDH, Vo c. France [GC], 2004, précité, § 85.
[25] Ibid., § 84.
[26] Bernard Schumacher, « Tout être humain est-il une personne ? : Controverse autour de la définition de la personne dans la discussion éthique médicale contemporaine », Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 1, février, 2005, pp. 107-134.
[27] CEDH, Vo c. France [GC], 2004, précité, § 82.
[28] CEDH, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, 9 avril 2013.
[29] CEDH, Parrillo c. Italie [GC], 2015, précité, § 180.
[30] CEDH, Vo c. France [GC], 2004, précité, § 84.
[31] Cour IADH, Artavia Murillo et autres c. Costa Rica. 28 novembre 2012. Séries C No. 257, § 264.
[32] Claire de La Hougue et Grégor Puppinck, « Enfants survivant à l’avortement et infanticides en Europe », RGDM, n° 57, 2015, pp. 111-134.
[33] A. Giubilini et F. Minerva, “After-birth abortion: why should the baby live?”, Journal of Medical Ethics, 2012.
[34] A, B et C c. Irlande [GC], 2010, précité.
[35] Voir Grégor Puppinck et Claire de La Hougue, Commentaire de l’arrêt S.H. c. Autriche, European Centre for Law and Justice, 2012.
[36] Grégor Puppinck et Claire de La Hougue, « “L’effrayant” arrêt Lambert – Commentaire de l’arrêt CEDH, Lambert et autres contre France, GC, n°46043/14, 5 juin 2015 », RGDM, n°56, 2015.
[37] Costa et Pavan c. Italie, 2012, précité.
[38] Résolution du 6 novembre 2014. Alors même que Simone Veil déclarait quarante ans plus tôt en cette même Assemblée que l’avortement « est toujours un drame et restera toujours un drame » qu’il faut « éviter à tout prix » et que la loi « ne crée aucun droit à l’avortement ».
[39] Pierre Simon, De la vie avant toute chose, Paris, Ed. Mazarine, 1979, pp. 84 – 85.
[40] Georges Hardy (Gabriel Giroud), La question de population et le problème sexuel. L’avortement, sa nécessité, ses procédés, ses dangers, Paris, Librairie scientifique, 1919.
[41] Margaret Sanger, The Pivot of Civilization, New York, 1922, introduction de H. G. Wells. Réédité par Humanity Books collection Classics in Women’s Studies, 2003.
[42] Ce pouvoir se manifeste jusque dans le discours sur l’avortement qui se réduit souvent à une affirmation unilatérale de la volonté individuelle sur une autre vie, comme en témoignent les slogans « un enfant si je veux, quand je veux », « Mon corps m’appartient », ou encore « IVG, mon corps, mon choix, mon droit », qui peuvent tous se résumer en « moi, moi, moi ».