« Carences en personnel », « rationnements en nourriture et en produits de santé (couches, biscottes…) ». Alerté par des salariés d’un établissement « luxueux » pour lequel il faut payer a minima 6000 euros par mois pour « une chambre d’entrée de gamme », le journaliste Victor Castanet décide d’enquêter. Il découvre que ces dysfonctionnements sont en fait « systémiques ». Un travail qui le mènera à publier Les Fossoyeurs, une enquête parue chez Fayard, et dans laquelle il dénonce les méthodes du groupe Orpea, « leader mondial des Ehpad ».
Plusieurs familles de patients et des anciens employés ont décidé de poursuivre le groupe en justice.
Objectif rentabilité
L’objectif des dirigeants est « de dégager une rentabilité importante avec des niveaux de marge les plus élevés possible », explique le journaliste. « Pour y arriver, ils ont plusieurs leviers : pratiquer des tarifs élevés, d’abord, puis optimiser les coûts jusqu’à l’os. Des méthodes qui ont des conséquences dévastatrices non seulement sur les conditions de vie des personnes hébergées, mais aussi sur les conditions de travail des personnels. »
Car « le grand âge et la dépendance sont devenus un marché, le terrain de chasse de fonds d’investissements très actifs qui favorisent l’émergence de grands groupes privés comme Orpea ou Korian », tous deux cotés en Bourse.
Un « marché » porteur
Le marché est « assez segmenté ». D’un côté le public et l’associatif pour « les personnes relevant de l’aide sociale, les zones rurales ». De l’autre, le « privé commercial » qui vise « les populations urbaines, aisées ». Une cible que revendiquait Orpea à l’occasion de sa dernière assemblée générale d’actionnaires qui s’est tenue en juin dernier. A l’ordre du jour : « ““premiumisation” de l’offre et du réseau” assurée, entre autres, par la “création d’établissements dans des localisations à fort pouvoir d’achat” et une “montée en gamme du réseau existant” ».
Dans le communiqué de presse, le groupe se félicite de sa croissance « externe » obtenue via le développement à l’international, mais également d’« une croissance organique [interne] plus soutenue qu’attendu, tirée par la remontée des taux d’occupation et une bonne dynamique de prix ». Autrement dit : « à la suite des nombreux décès, dus en partie au Covid-19, les nouveaux résidents se voient appliquer le tarif réactualisé à la hausse ».
Au titre de l’exercice 2020 la société a distribué 58 millions d’euros à ses actionnaires.
Des contrôles « rares et défaillants »
Victor Castanet dénonce des contrôles « rares et défaillants ». Ce que souligne aussi le Défenseur des droits : « Les contrôles inopinés sont rares. Il arrive souvent que des inspections n’aient pas été effectuées depuis plusieurs années dans un établissement ». Et « le suivi des recommandations de l’ARS après une visite n’est pas toujours effectué ».
Mais « comment l’État et les départements pourraient se permettre de contrôler les conditions de prise en charge ? », interroge le président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), Pascal Champvert. « Ils savent bien que les Ehpad n’ont pas les moyens de fonctionner correctement car ce sont eux qui restreignent les budgets. Dans le secret des réunions, ils nous demandent de diminuer le nombre de personnels ou de recruter des moins qualifiés. Quel cynisme ! »
Une responsabilité de l’Etat ?
La société Orpea a démenti les accusations dont elle est l’objet dans un communiqué, mais le gouvernement s’est saisi de l’affaire. Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’Autonomie des personnes âgées, a convoqué le directeur général d’Orpea France, Jean-Christophe Romersi, le 1er février, pour « faire la lumière sur les “faits graves” » dont son groupe est accusé. Et envisage « une enquête indépendante de l’Igas ».
De son côté, Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement s’est indigné : « Les révélations faites dans ce livre sont absolument révoltantes, vous avez le ventre noué en lisant des choses pareilles, et si ces faits sont avérés, ils devront évidemment être sanctionnés avec la plus grande sévérité » (cf. Autonomie et grand âge : de nouvelles mesures prévues dans le budget de la Sécurité Sociale). L’exécutif a réclamé le « dernier rapport de contrôle inopiné [de l’ARS] sur cet établissement et les suites qui avaient été données ». Des informations qui datent de 2018.
Un enjeu pour les présidentielles ?
Mais pour Luc Broussy président de la Filière Silver Economie et auteur du rapport « Nous vieillirons ensemble… 80 propositions pour un nouveau pacte entre générations » qui a été remis en mai 2021 au gouvernement, « le problème ce n’est pas Orpea, le problème c’est le système. » « J’espère que Olivier Véran et Brigitte Bourguignon vont s’excuser auprès d’Orpea de n’avoir pas élevé le nombre de personnels soignants (limité à 0,3 par résident) et toujours pas mis en place le référentiel qualité » qui est prévu par « la loi d’adaptation de la société au vieillissement, loi dite ASV du 28 décembre 2015 », ironise-t-il. « Le texte est encalminé dans les couloirs de la Haute autorité de santé depuis 3 ans ».
Alors que la France compte 7 517 Ehpad qui accueillaient 606 400 résidents en 2020, Luc Broussy espère que cela puisse « faire du vieillissement et de la prise en charge de la dépendance une des grandes causes du quinquennat suivant ».
En cette période d’élections présidentielles, il est essentiel de « comprendre que ce qui a été toléré dans les Ehpad publiquement mis en cause, est significatif d’un abandon ou d’un renoncement de la République qui fragilise également d’autres espaces marginalisés de la société », estime Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay (cf. Le Président de la Mutualité française réclame l’euthanasie). « Ce seul constat devrait enfin nous résoudre à inscrire dans nos priorités politiques l’affirmation des droits de la personne en situation de dépendance dans le grand âge, affirme-t-il. Il nous faudra être inventifs à son égard d’une nouvelle hospitalité dans la cité, attentive à révoquer le concept même d’Ehpad périmé au regard d’attentes désormais plus exigeantes, et dévoyé par des pratiques financières dont certaines bafouent nos valeurs. »
Complément du 31/01/2022 : Le directeur du groupe Orpea, Yves Le Masne, a été relevé de ses fonctions dimanche 30 janvier. Il a été remplacé par Philippe Charrier, jusqu’alors président non exécutif du conseil d’administration du groupe depuis mars 2017 et directeur général des laboratoires Mayoly Spindler. Il est attendu mardi 1er février par la ministre déléguée chargée de l’Autonomie des personnes âgées, Brigitte Bourguignon.
Complément du 01/02/2022 : Brigitte Bourguignon a annoncé mardi 1er février le lancement de deux enquêtes : « une enquête Igas (Inspection générale des affaires sociales) et une enquête financière de l’Inspection générale des Finances (IGF) ». Une telle procédure à l’encontre d’un groupe privé gérant des Ehpad est « une première », affirme la ministre. Justifiée par le fait « qu’il faut taper fort pour montrer qu’on ne fait pas n’importe quoi ». « Une activité lucrative (…) ne doit pas l’être au détriment de la bientraitance ».
En 2020, une enquête préliminaire avait été ouverte contre un Ehpad du groupe Orpea, « suite à un dépôt de plainte pour des faits d’homicide involontaire concernant une résidente ». Me Sarah Saldmann rassemble actuellement différentes plaintes de familles en vue du lancement d’une « action collective conjointe », « d’ici à quelques semaines », contre le groupe.
Sources : Le Monde, Isabelle Rey-Lefebvre (27/01/2022) ; La Croix, Propos recueillis par Alice Le Dréau (27/01/2022) ; Le Figaro, Agnès Leclair et Laetitia Lienhard (26/01/2022) ; Les Echos, Basile Dekonink et Antoine Boudet (26/01/2022) ; Emmanuel Hirsch (25/01/2022) ; Les Echos avec AFP (31/01/2022) ; AFP (01/02/2022) ; Le Parisien avec AFP (31/01/2022)