« Contrôler ou libérer nos cerveaux ? » L’Inserm tient une journée sur « la tension éthique des neurotechnologies »

Publié le 16 octobre 2025 . Mis à jour le 6 novembre 2025 à 15:06.
« Contrôler ou libérer nos cerveaux ? » L’Inserm tient une journée sur « la tension éthique des neurotechnologies »
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Le 14 octobre, le New Scientist[1] révélait l’expérience pratiquée sur Keith Thomas, un homme paralysé d’une quarantaine d’années qui est parvenu à sentir et à déplacer des objets en contrôlant la main d’une autre personne « comme si c’était la sienne ». C’est un nouveau type d’implant cérébral, « télépathique », qui a permis d’obtenir ce résultat. « Nous avons créé une connexion corps-esprit entre deux individus différents », affirme Chad Bouton des Feinstein Institutes for Medical Research dans l’Etat de New-York[2].

En théorie, une telle technologie pourrait même avoir des utilisations non médicales. « Cela pourrait être une nouvelle façon pour les êtres humains de se connecter à un tout autre niveau », avance le chercheur. Ce qui soulève des questions éthiques… « Est-il bon ou mauvais pour la société que les gens soient capables de contrôler et de ressentir à travers les autres ? » interroge Harith Akram de l’University College London. C’était aussi la question posée par la 12e journée annuelle du Comité d’éthique de l’Inserm qui s’est tenue le 15 octobre sur le thème « Contrôler ou libérer nos cerveaux ? : la tension éthique des neurotechnologies ».

Des applications médicales aux loisirs

Car la recherche avance très vite. Les technologies développées sont invasives ou non, et porteuses de nombreuses promesses : détecter la réponse de patients dans le coma, traiter des épilepsies résistantes ou des troubles psychiatriques sévères, restaurer la marche ou encore la parole. Actuellement, les systèmes les plus performants permettent, avec une précision de 85%, de restituer le mot pensé par un individu en 10 millisecondes.

Dès lors qu’il s’agit d’apporter un bénéfice réel au patient, les concessions sont plus faciles à obtenir. Mais les objectifs ne sont déjà plus seulement médicaux : des usages professionnels[3] et même les loisirs sont visés.

Des questions éthiques en nombre

Or l’usage des neurotechnologies pour ces applications – nombreuses – soulève une myriade de questions, sans même aller jusqu’à évoquer la volonté d’« augmentation » portée par le courant transhumaniste. Comment protéger notre « langage intérieur », notre vie privée, mais aussi notre liberté de penser et de nous exprimer ? Comment préserver notre identité ? Notre libre arbitre, notre « agentivité », c’est-à-dire la capacité à être maitre de nous-mêmes ?

En effet, les données neurales[4], seules ou combinées à d’autres types de données, peuvent permettre d’inférer nos états mentaux, voire être identifiantes. Et ces données personnelles, sensibles, ne sont pas protégées comme telles. Des données parfois livrées à des entreprises privées[5]. Avec le consentement éclairé du patient ?

Les risques peuvent également être physiologiques. Lors de la journée du Comité d’éthique de l’Inserm, plusieurs intervenants attirent l’attention sur l’utilisation des neurotechnologies chez l’enfant ou l’adolescent. Leur cerveau, en développement, est d’autant plus fragile.

La question du remplacement des composants est aussi soulevée. Un relais par la puissance publique pourrait s’avérer nécessaire dans un secteur dominé par des start-ups (cf. Etre humain réparé, fragilité augmentée ?).

Ne pas « freiner l’innovation » ?

Face à ces risques les initiatives se multiplient. Le Comité consultatif national d’éthique du numérique doit publier un avis sur les interfaces cerveau-machine d’ici la fin de l’année. L’Unesco propose des recommandations. Une charte française élaborée avec les acteurs du domaine vise à mettre en œuvre les recommandations de l’OCDE. Elle est pilotée par l’Agence de la biomédecine depuis le mois de janvier 2025. Hadhemi Kaddour Robin, chef de projet recherche et neurosciences à l’ABM insiste : il ne s’agit pas de « freiner l’innovation » mais de « l’accompagner au mieux ». Le sujet doit être abordé lors de la prochaine révision de la loi de bioéthique.

Marion Abecassis, avocate aux Barreaux de Paris et de New York, invitée permanente du Comité d’éthique de l’Inserm et membre du Comité Scientifique de AI for Health invite à la réflexion « La loi n’est pas la science, c’est le produit de la société et la loi ne cherche pas l’adéquation exacte avec la vérité. » Il s’agit d’« une totale fiction dans les lignes de laquelle nous acceptons par le contrat social de nous mouvoir ». Dès lors quelles lois sont nécessaires en matière de neurotechnologies ?

Ces « digues » semblent bien fragiles. D’ailleurs le Président du Comité d’éthique de l’Inserm Hervé Chneiweiss le confesse en évoquant l’Association for Responsible Research and Innovation in Genome Editing (ARRIGE) qui fonctionne « bien » mais « difficilement » : « C’est toujours un combat quand on veut promouvoir des activités responsables ».

S’agissant de neurotechnologies, les recommandations et règlementations suffiront-elles à protéger l’intime de notre être ?

Complément du 06/11/2025 : Le 5 novembre, l’Unesco a adopté un « premier cadre normatif mondial sur l’éthique des neurotechnologies ». La recommandation entrera en vigueur le 12 novembre. (Source : communiqué de presse de l’Unesco)

[1] The New Scientist, Carissa Wong, Paralysed man can feel objects through another person’s hand (14/10/2025)

[2] Deux expériences ont été menées. Dans la première, les chercheurs ont placé des électrodes sur l’avant-bras d’une femme non handicapée ainsi que des capteurs de force sur un pouce et un index. Même si elle ne tentait pas de bouger, KeithThomas était capable d’ouvrir et de fermer sa main en imaginant bouger la sienne. Dans une seconde expérience, il a pu aider une femme paralysée, Kathy Denapoli, à ramasser et à boire dans une canette. Après avoir travaillé ensemble pendant quelques mois, la force de préhension de Kathy Denapoli a « presque doublé ».

[3] Par exemple : concentration, traduction simultanée, usages militaires

[4] Données qualitatives ou quantitatives sur la structure, l’activité et la fonction du système nerveux

[5] Les auteurs de l’article Inner speech in motor cortex and implications for speech neuroprostheses paru dans la revue Cell au mois d’août 2025 témoignent par exemple de nombreux liens avec le secteur privé