Le Désert de nous-mêmes – Eric Sadin
« Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »[1] La mission est difficile et Eric Sadin s’y attelle avec brio avec son essai, le Désert de nous-mêmes.
« Aux antipodes de la rhétorique sempiternellement conjuguée au futur et, de ce fait, sans engagement, adoptée par les thuriféraires de l’IA, il convient de privilégier une optique conséquentialiste », recommande le philosophe. Car les effets du déploiement fulgurant des intelligences artificielles sont déjà là : « dans l’éducation, le travail, la culture, sur nos schémas conceptuels, nos rapports aux autres ». Ainsi ce professeur qui témoigne avoir abandonné sa profession, pris d’une « sensation d’inutilité » qui minait sa pédagogie : « Je me demande pourquoi je perds mon temps à noter des textes rédigés par une machine que mes étudiants n’ont peut-être même pas pris le temps de lire. […] Je suis effondré. Avec ChatGPT, plus rien n’a de sens. »
Un « processus d’anhumanisation en cours », comme le qualifie Eric Sadin, dont il explore les ressorts et les conséquences avec finesse et minutie. « Ce à quoi nous allons être confrontés, c’est davantage qu’à une rupture anthropologique : à la fin – à la négation radicale- de notre anthropologie », prévient-il.
Le philosophe nous interpelle : « l’immense paradoxe, c’est que nous laissons libre cours – plus encore : nous participons très volontairement – à ce désert de nous-mêmes qui vient ». Et appelle à l’action. Lui-même est à l’initiative du « contre-sommet de l’IA » qui s’est tenu à Paris au mois de février 2025, en parallèle du sommet mondial organisé par la France.
En défendant « la pérennité de ce qu’est être un homme », il s’agit aussi de redécouvrir « notre incomplétude inhérente – au fondement même de la société, du politique et de la morale – et toute la richesse infinie qu’elle implique en retour », de redécouvrir que notre société est constituée de liens d’interdépendance. Des liens qui rassemblent, qui réunissent, qui pacifient.
Un ouvrage indispensable pour comprendre les enjeux, abyssaux, de la pénétration des IA génératives dans toutes les sphères de la société.
Editions : L’Echappée
Date de publication : 03/10/2025
Nombre de pages : 272
[1] Charles Péguy, Notre jeunesse, Œuvres en prose complète, t. 3, Bibliothèque de la Pléiade, 1992 [1910], .121
