Trisomie 21 : indemnité ou solidarité ?

Publié le 24 octobre 2025
Trisomie 21 : indemnité ou solidarité ?
© iStock - Worawith Ounpeng

Le 15 octobre 2025[1], la Cour de cassation a confirmé la condamnation d’un médecin échographiste à indemniser la perte de revenus des parents d’un enfant porteur de trisomie 21, en plus de leur « préjudice moral ». En cause, le défaut de diagnostic du praticien lors de la première échographie qui a privé les parents de la possibilité de pratiquer une interruption de grossesse, la trisomie 21 n’ayant été diagnostiquée qu’à la naissance de leur enfant en 2009.

Des appréciations divergentes

Les parents ont d’abord saisi la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI) qui a retenu l’existence d’une perte de chance de diagnostic qu’elle a évaluée à 10 %. Ils se sont ensuite tournés vers les juridictions civiles, et ont assigné le médecin afin d’obtenir réparation de leurs préjudices, ainsi que celui de leurs 3 enfants mineurs.

Suivant l’avis de la CCI, le 4 mars 2021, le tribunal judiciaire de Tours a lui-aussi considéré que l’échographiste avait commis une faute caractérisée ayant fait perdre aux époux une « chance » de demander une interruption de grossesse à hauteur de 10 %. Il a en conséquence condamné le médecin à verser 10 000 € à chacun des époux au titre du préjudice moral. Les demandes formulées au titre du préjudice patrimonial des parents, comme du préjudice moral des 3 frères et sœurs de l’enfant, ont en revanche toutes été rejetées par les magistrats.

Contestant cette décision, les parents ont fait appel. Le 9 avril 2024, la Cour d’appel d’Orléans a infirmé le jugement et fixé à 80 % la « perte de chance ». Outre le préjudice moral des parents, les magistrats ont également indemnisé celui des frères et sœurs. S’agissant du préjudice patrimonial, ils ont aussi accepté, cette fois, de prendre en compte la perte de revenus des parents.

Près de 300 000 € d’indemnisations allouées

Selon la Cour d’appel, « l’article L 114-5 alinéa 3 du code de l’action sociale et des familles ne limite pas l’indemnisation des parents d’un enfant handicapé au seul préjudice moral subi, lesquels peuvent solliciter l’indemnisation de tout autre préjudice distinct des charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de son handicap, tel que le préjudice économique. »

Compte tenu de l’application du coefficient de « perte de chance » retenu, la Cour alloue 80 000 € à chacun des parents en réparation du préjudice moral, et 10 000 € à chacun des enfants pour ce poste.

Elle accepte également d’indemniser le préjudice patrimonial de la maman à hauteur de près de 32 000 €. Celle-ci a en effet connu une perte de revenus du fait du congé parental longue durée qu’elle a pris pour s’occuper de son enfant pendant les 4 années suivant sa naissance, puis de son passage à 60 % sur un autre poste. Celui de son mari, kinésithérapeute, est lui indemnisé à hauteur d’environ 88 000 € compte tenu de la chute de ses revenus liée au temps consacré à son enfant porteur de trisomie 21 entre 2009 et 2015.

Les demandes formulées par les parents au titre de l’incidence professionnelle sont en revanche écartées, l’existence de ce préjudice n’étant pas démontrée ou déjà indemnisée.

La perte de revenus des proches, une « charge » liée au handicap ?

Considérant que la Cour d’appel n’a pas respecté les dispositions « anti-Perruche » issues de la loi du 4 mars 2002, et en particulier le 3e alinéa de l’article L 114-5 du Code de l’action sociale et des familles (CASF), le médecin dépose un pourvoi afin de contester les indemnisations allouées (cf. L’Arrêt Perruche : « c’est fini ! »).

Selon l’échographiste, la perte de gains professionnels des parents, qui résulte directement du fait qu’ils se sont occupés de leur enfant en raison de sa trisomie 21, constitue une « charge particulière » découlant de ce handicap qui ne saurait faire l’objet d’une indemnisation. L’article L 114-5 du CASF dispose en effet que le préjudice des parents ne saurait inclure « les charges particulières découlant tout au long de la vie de l’enfant de ce handicap », la compensation de ce dernier relevant de la solidarité nationale et non de la responsabilité du professionnel de santé. Le législateur ne précise toutefois pas ce qu’il entend par cette exclusion, ni à quels postes de préjudices il fait référence.

Ces imprécisions ont immanquablement suscité des difficultés d’interprétation. Les décisions des juridictions sont ainsi partagées. Certaines Cours d’appel, qu’elles relèvent de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif, écartent l’indemnisation du préjudice professionnel[2], alors que d’autres[3] acceptent d’indemniser les parents pour ce préjudice, comme ce fut le cas de la Cour d’appel d’Orléans dans la présente affaire.

Elargissement des préjudices indemnisables

Avec son arrêt du 15 Octobre, la Cour de Cassation met fin à ces divergences, et clarifie pour la première fois l’étendue des préjudices des parents pouvant être indemnisés en cas de faute caractérisée lors du dépistage prénatal. La Haute juridiction considère que « le préjudice des parents ouvrant droit à réparation ne se limite pas aux préjudices extrapatrimoniaux et peut inclure des pertes de gains professionnels et une incidence professionnelle lorsqu’ils se trouvent contraints, pour prendre en charge leur enfant handicapé, de cesser ou modifier leur activité professionnelle ». Rejetant le pourvoi de l’échographiste, elle refuse ainsi d’assimiler la perte de revenus à une « charge » découlant du handicap, et relevant de la solidarité nationale. L’arrêt de la Cour d’appel qui avait indemnisé la perte de revenus des parents, en plus de leur préjudice moral, est donc confirmé.

Un tel cumul d’indemnisation peut sembler conforme à la volonté du législateur de 2002. Alors que le Sénat avait décidé que « les parents ne peuvent demander une indemnité qu’au titre de leur préjudice moral », cette limitation a en effet disparu de la version définitive de la loi du 4 mars 2002 (cf. L’amendement « anti-perruche » divise le Sénat). Est-il pour autant justifié au regard du droit de toute personne handicapé à la solidarité de la collectivité issu de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances ? (cf. La loi sur le handicap est votée)

Quoi qu’il en soit, cette nouvelle jurisprudence devrait désormais être suivie par les juges du fond, mais certains résisteront peut-être à cet élargissement des préjudices. Et qu’en sera-t-il du côté des juridictions administratives ? La position de la Cour de Cassation sera-t-elle confirmée par le Conseil d’Etat s’il est saisi ?

Une mentalité eugénique

Au-delà de ces questions d’indemnisation, l’arrêt de la Cour de Cassation interroge sur la valeur accordée à la vie d’une personne porteuse de trisomie 21 (cf. Trisomie 21 : Marie, « miracle de la vie et miracle paradoxal de la médecine »). Quel message envoie-t-on à ces personnes, et à leurs familles, quand la naissance d’un enfant est considérée comme une source de préjudices pour ses proches ?

De telles décisions risquent de renforcer le préjugé collectif selon lequel il est « préférable » de ne pas vivre plutôt que de vivre avec un handicap, et de contribuer ainsi au niveau très élevé d’interruptions « sélectives » de grossesses (cf. Islande : près de 100% d’avortements en cas de trisomie 21).

En France, le dépistage prénatal de la trisomie 21 est généralisé et l’avortement généralement présentée comme « une solution évidente » lorsque le diagnostic est posé (cf. « Où est ma liberté si on ne me propose que l’IMG ? »; Dépistage et diagnostic prénatal : les techniques évoluent, la trisomie 21 est toujours ciblée). De moins en moins de personnes porteuses de trisomie 21 naissent. Une pratique eugénique des avortements qui n’est malheureusement pas reprochée qu’à la France (cf. Dépistage prénatal en Suède : l’ONU dénonce un risque d’eugénisme).

De telles pratiques contrastent avec l’accueil de plus en plus positif réservé à ces personnes, et à leur « p’tit truc en plus », dans nos sociétés. Quand saurons-nous changer de regard et sortir de cette mentalité eugénique qui n’accepte pas la fragilité et cherche à la gommer à tout prix ? (cf. « La réponse à la fragilité ne peut pas consister à faire disparaître les personnes qu’elle atteint »)

Alors que les avancées scientifiques s’accélèrent, accompagnons les familles et renforçons la recherche au lieu d’éliminer les personnes porteuses de trisomie 21 (cf. Trisomie 21 : plus de 50 chercheurs appellent à augmenter le soutien à la recherche et au soin). L’accueil du handicap relève de notre responsabilité collective. Quand passerons-nous d’une société de l’exclusion à une vraie solidarité ?

[1] Arrêt n° 654 du 15 octobre 2025 (FS-B+R) – Première chambre civile, Pourvoi n° 24-16.323

[2] CA Angers, 19 janvier 2005, RG n° 04/00208 ; CAA Marseille, 18 janvier 2011, n°08MA01704 notamment

[3] CA Paris, 17 mai 2018, n°12/08466 ; CAA Lyon 30 novembre 2021 n° 20LY00877 par exemple